Lev Dodine, à la russe comme à la folie.

Ces jours-ci se joue La Cerisaie au théâtre Monfort (dans le cadre du festival Le Standard idéal de la MC93, qui se tient hors les murs, la salle étant en travaux).

A Paris, l’année 2015 sera russe ou ne sera pas : outre Platonov (mis en scène par Les Possédés à la Colline), il y a Ivanov (mis en scène par Luc Bondy à l’Odéon, avec Michal Lescot) et La Cerisaie donc, trois pièces de Tchekhov ; sans compter Les estivants de Gorki au français et L’Idiot, le roman de Dostoïevski adapté au théâtre par Vincent Macaigne au théâtre de la Ville en octobre, et monté au théâtre des Déchargeurs en ce moment.

Qu’est-ce que les russes ont à nous dire ? J’avais souligné, dans un précédent billet, le caractère très contemporain du théâtre de Tchekhov. Dans La Cerisaie, la question qui est soulevée est celle de la liberté. Question relativement récente pour l’auteur : le servage a été aboli en 1861, la pièce date de 1904. Pourtant, il semble qu’on n’en a pas fini aujourd’hui avec cette « catastrophe » :

Firs : « Avant la calamité, c’était la même chose. Le hibou hululait, et le samovar bourdonnait, ça n’arrêtait pas. »
Gaev : « Avant quelle calamité ? »
Firs : « La liberté ! ».

Firs, le valet, a d’ailleurs décidé de rester servir auprès de ses maîtres. (Avant, maîtres et valets étaient séparés, maintenant tout le monde se mélange, on ne s’y retrouve plus). Qu’allons-nous faire de cette liberté ? Les aristocrates vaquent, dissertent sur le sens de la vie et leur mélancolie. Un tas de gens se trouvent inoccupés en Russie (mais n’est-ce pas le cas de nos sociétés aussi qui connaissent des forts taux de chômage ?). Seul Lopakhine, fils et petit-fils de serf, semble travailler. Il incarne la figure du bourgeois. Car La Cerisaie est une pièce sur les transformations à l’oeuvre dans la Russie du début du vingtième siècle : le déclin de l’aristocratie et l’ascension de la bourgeoisie. En cela, on peut la rapprocher du film de Visconti, Le Guépard. Ici aussi, il est question d’alliance entre les deux classes. La mère, Lioubov, voudrait que Lopakhine épouse sa fille Varia. Seulement Lopakhine élude, esquive, dit des plaisanteries. Il est trop occupé à faire carrière pense Varia. Dodine fait la démonstration (peut-être un peu trop appuyée) que c’est plutôt parce qu’il aime depuis toujours Lioubov. Le parti pris est alors de dessiner une relation de séduction à la Mademoiselle Julie, entre une maître et celui qui reste – en dépit de tout son argent – un moujik. On peut d’ailleurs regretter le jeune âge de Ksenia Rappoport, qui la rend peu crédible en Lioubov, femme mariée, ayant quitté son mari pour un autre, après avoir perdu un enfant : bref, en femme qui a vécu.

Lopakhine essaye de convaincre Lioubov de couper la Cerisaie, de construire des datchas sur les parcelles et de les louer – essor du tourisme de masse. « Des villas et des estivants, c’est tellement vulgaire, excusez-moi ». Il faut que tout change pour que rien ne change écrivait Lampedusa, l’auteur du Guépard. Ici, l’aristocratie ne se résout à aucun compromis et plonge dans l’inaction, attendant un héritage miraculeux ou l’aide d’une grande tante qui ne viendra pas. Finalement, c’est Lopakhine qui rachète le domaine à la vente aux enchères, le domaine où on servi ses aïeux, où ils n’étaient pas autorisés à entrer dans la cuisine. Fin de l’acte III, c’est le climax de la pièce, Lopakhine rentré au domaine se lance dans une danse endiablée devant les anciens propriétaires, la danse du capitalisme triomphant – l’acteur, Danila Kozlovski, est une star en Russie, qui fait aussi du cinéma. La salle est subjuguée.

C’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans cette expérience de théâtre en russe (trois heures) : la tension dramatique. Nulle part ailleurs, je n’ai été absorbée par le plateau autant que dans les mises en scène de Dodine. Il faut voir le poids des silence, des instants de danse, pour mesurer l’attention du public. S’il fallait expliquer à des élèves ce qu’est l’art dramatique, alors les emmener au théâtre voir cette pièce vaut toutes les définitions. C’est ce moment où ce qui se joue devant vos yeux devient plus réel, plus important que le quotidien de nos vie, le moment où l’on atteint à la vérité à travers la fiction, ce que j’ai expérimenté pendant dix ans à travers la lecture, et que je retrouve aujourd’hui au théâtre (à chaque âge ses loisirs).

Et puis il y a le plaisir. C’est lent à venir, c’est normal, c’est le plaisir. On reçoit une petite secousse, et puis ça repart, on pense que c’est fini. Et ça revient, comme une vague immense de chaleur qui rayonne sous votre peau. Votre corps que vous croyiez refroidi, mort, se réchauffe un petit peu. « Il faut tomber amoureux ! » dit Tchekhov. Hé bien assister à la Cerisaie, c’est connaître le sentiment amoureux. C’est peut-être s’y préparer, c’est vivre un peu.

Enfin, il y a les applaudissements. Si pendant la pièce, on rit un peu, il est difficile de ne pas sentir affleurer les larmes à la fin. Parce que l’émotion submerge tout, et d’abord celle de sentir ce plaisir partagé. Les gens se mettent debout, devant Dodine. Il y a quelques bravi, mais la plupart restent sans voix. Il y a quelque chose de très digne, comme si pendant quelques heures, on nous avait parlé de ce qui fait notre commune humanité. Et on se tient debout, la troupe applaudit aussi, ça dure un moment, cette communion.

Pourquoi n’arrive-t-on pas à vivre ? Parce que nous sommes des empotés, dit Firs. Les personnages de Tchekhov sont fiers, ils ont snobé la vie, et quand ils s’en rendent compte, c’est trop tard, elle a passé.
Tchekhov se montre sévère vis-à-vis de Trofimov, éternel étudiant qui veut éclairer l’humanité de ses grandes idées : « Je suis au-dessus de l’amour !  » « Vous n’êtes pas au-dessus de l’amour, vous n’êtes qu’un propre à rien, comme dirait Firs. Ne pas avoir de maîtresse, à votre âge ! ». Il faut vivre, semble nous intimer Tchekhov.

Comme dans Ivanov, le seul remède semble être le travail : « Nous devons cesser de nous admirer. Et travailler, un point c’est tout. ». Tchekhov écrit : « Quand je travaille longtemps, sans me reposer, mes pensées se font plus légères et il me semble que moi aussi, je sais pourquoi j’existe. »

La Cerisaie, c’est aussi une pièce sur la déchirure, sur la fin d’un monde, la perte d’une maison. C’est ce qu’on ressent aussi, quand Lioubov demande à grappiller un instant. Pendant toute la pièce, elle essaiera de demander à ce qu’on lui accorde un moment, pour boire son café. Manière de gagner du temps face à l’inéluctable, seule manière de résister individuellement face à des changements de fond. « Encore une minute… je vais m’asseoir. Il me semble que je n’ai jamais vu comment sont les murs de cette maison, ni le plafond, je les regarde à présent avec avidité, avec un amour si tendre… » s’exclame Lioubov à la fin : c’est peut-être le dernier cri d’amour de Tchekhov à la vie, qui meurt quelques mois après avoir écrit ces lignes.

Ivanov, héros très contemporain

C’est un Ivanov dépressif, fatigué, malade qui se joue à l’Odéon – et s’oppose en tous points au Platonov énergique et solaire des Possédés à la Colline. La traduction d’André Markowicz et Françoise Morand le rend très actuel.

« A vingt ans, d’office, nous sommes tous des héros, nous entreprenons tout, nous pouvons tout, et à trente, nous sommes déjà fatigués, nous ne sommes plus bons à rien ».

Le personnage de Tchekhov est à l’image de ce paysan, qui, pour épater les filles, a chargé ses épaules de deux sacs de blé. Son dos s’est brisé, il en est mort.

Ivanov jeune était illuminé, charismatique, passionné, passionnant. Il endosse une révolte trop lourde pour lui, sous le poids de laquelle il ploie. Peut-être se rebelle-t-il contre l’ordre établi, plus sûrement contre la médiocrité de ses pairs. Lui qui s’était senti au-dessus de tout le monde, il n’a plus de quoi vivre.

Il s’en prend à sa femme, il devient méchant. Elle assiste – impuissante et coupable – à son échec (ses parents l’ont déshéritée quand elle les a quittés). Mais pouvait-il en être autrement ? « Le réel est l’asymptote des possibles » écrit Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer.
Sa femme n’est pas encore morte des suites de sa maladie qu’il la délaisse, et sort le soir, pour tromper son mal-être.

L’amour même le sauvera-t-il ? Sacha veut l’éloigner de ses gouffres, tromper son ennui. L’amour, non, mais la séduction oui, qui fait miroiter un instant l’infini des possibles. Telle la sylphide, le rêve s’évanouit cependant au moment où il tente de l’attraper entre ses mains : si tôt fiancé, ses vieux démons le reprennent, il ne regarde même plus Sacha. Toute deuxième chance est illusoire, semble vouloir dire Tchekhov.

Sacha : « Nikolaï Alexéïévitch, je vous comprends. Votre malheur vient de votre solitude. Vous avez besoin d’avoir après de vous un être que vous aimiez et qui vous comprenne. Seul l’amour peut vous régénérer. »

Ivanov : « Et quoi encore ma petite Sacha ! Il ne manquerait plus que ça, moi, un vieux coq mouillé, j’entame un nouveau roman ! Dieu me préserve d’un malheur pareil ! Non, ma petite lumière, ce n’est pas le roman, la solution. Je le dis comme devant Dieu, je supporterais tout : l’angoisse, la psychopathie, la ruine, la perte de ma femme, la vieillesse prématurée, et la solitude, mais ce que je ne supporterais pas, qui me serait intolérable, ce serait de me moquer de moi-même. »

Il y a dans Ivanov un double mouvement, entre l’envie de s’en sortir et la résignation, entre naïveté et cynisme, volonté de faire des vers et peur du ridicule. Car le plus important, au fond, reste de préserver sa dignité. Il n’y a, pour cela, qu’un échappatoire : le suicide – qui clôt la pièce.

Ivanov est peut-être une pièce sur la jeunesse, écrite à l’âge où l’on sent qu’elle a passé : « Les fleurs reviennent au printemps, mais la joie ne vient pas ». Il ne reste à l’homme qu’à chanter ses douleurs. Et à se remettre au travail, dit Tchekov.

Marie du Boucher

Ivanov, au théâtre de l’Odéon du 7 avril au 3 mai 2015
http://www.theatre-odeon.eu/fr/2014-2015/spectacles/ivanov

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