L’amour, dernière arnaque de la domination masculine ?

Elfriede Jelinek, auteure autrichienne prix Nobel de littérature en 2004 propose dans Shatten, Eurydike sagt (Ombre : Eurydice parle en français) une relecture féministe du mythe d’Orphée. Katie Mitchell en a fait un spectacle, au titre éponyme, présenté récemment au théâtre de la Colline. Une pièce dont il aurait été honnête de préciser qu’elle est montée d’après le texte de Jelinek, mais « d’après » seulement, car la britannique prélève quelques fragments de ce texte long et dense, et en livre une interprétation singulière.

L’histoire est contée du point de vue de la femme, pour changer, et c’est sa voix intérieure qu’on entend. Orphée est toujours musicien, mais il a troqué sa lyre contre un micro de rock star. Eurydice est écrivaine, ou plutôt voudrait l’être (« Ce que je veux, je ne le peux et ce que je ne peux, je le veux : écrire »). Elle a un manuscrit sur le feu, mais doit constamment s’occuper de son compagnon, personnage narcissique et angoissé qui la réclame à ses côtés.

Il y a bien une piqure de serpent dans la suite de l’histoire, Eurydice meurt et va au royaume des ombres (aka l’enfer). Orphée, perclus de douleur, n’arrive pas à faire son deuil. Jelinek mobilise ici le langage de la psychanalyse (lui même issu de l’économie) : « l’investissement » dans un « objet », en jouant sur le sens de ce dernier terme (l’objectification dont les femmes sont victimes – processus que Simone de Beauvoir avait déjà mis au jour dans Le deuxième sexe en 1949).

Orphée ne se résigne pas à laisser partir Eurydice. Il part donc la chercher dans l’au-delà. C’est la suite qui diverge par rapport au mythe, tel qu’il fut rapporté par Ovide. Dans les Métamorphoses, le poète latin écrit : « Orphée […] la reçoit sous cette condition, qu’il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu’à ce qu’il soit sorti des vallées de l’Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. […] Ils n’étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » (trad. GF-Flammarion, 2001). Chez Katie Mitchell, Eurydice ne tend pas les bras, au contraire c’est elle qui lâche la main d’Orphée (celui-ci se retourne alors). La britannique s’éloigne en cela du texte de Jelinek, où, si Eurydice n’a clairement pas envie de remonter à la surface, c’est l’égotrip de son mari qui tient à la prendre en photo qui la renvoie dans l’au-delà. Chez Mitchell, c’est donc une sorte de suicide, même si techniquement c’est Orphée qui la tue une seconde fois. Elle retourne alors au royaume des ombres. Mais ombre, justement, n’est-ce pas ce qu’elle a toujours été, elle qui vivait « à l’ombre » de son mari chanteur ? Et n’est-ce pas le lot commun des femmes qui choisissent pour compagnon homme plus riche, plus intelligent, plus grand, bref, « plus » et « mieux » qu’elles (ce qu’on appelle l’hypergamie, phénomène structurel, dont une des conséquences est qu’une partie des hommes de classes populaires et des femmes de classes supérieures sont célibataires, logique de l’appariement oblige).

Préférer la mort à l’amour.

Le suicide serait alors la seule manière de s’abstraire des rapports de domination. L’œuvre de Jelinek est en effet toute entière parcourue de cette vision du monde qui oppose dominés et dominants. Il ne semble pas y avoir d’autre échappatoire que cette forme de retrait – radical – du monde.

L’interprétation qu’en fait Mitchell est légèrement différente, car au bout de son périple, ayant finalement gagné la paix en retournant au royaume des ombres, Eurydice se met à écrire. En cela, on peut rapprocher la pièce d’un livre de David Le Breton paru en 2015 : Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Le sociologue y examine les formes de « blancheur », cet « état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou la pénibilité d’être soi », qui peut prendre des formes connotées négativement – que l’auteur prend garde à ne pas pathologiser – (anorexie, drogue, dépression, maladie d’Alzheimer) ou positivement, comme la marche et l’écriture. Elles sont induites par l’injonction à être – ou à devenir – soi-même, l’infinie liberté qui offerte à l’individu contemporain et la pression que fait reposer sur lui la responsabilité de cette liberté (voir ici pour un excellent compte-rendu de cet ouvrage). Or l’enfer qu’Eurydice préfère à la vie de couple dans la pièce de Mitchell semble moins être la mort que cette forme de blancheur, puisque dans la pièce, l’héroïne décide de rester une ombre pour pouvoir écrire, justement. Elle ne peut exister par elle-même qu’en se détachant de l’autre, elle ne peut parler en sa voix propre qu’en s’éloignant du chanteur qui a détruit le silence. Elle conquiert cette « solitude essentielle » dont parlait Blanchot (dans L’espace littéraire) nécessaire au geste créateur. Et l’interprétation de Mitchell n’est peut-être pas abusive en cela que le texte de Jelinek apparaît fondamentalement, après lecture, comme un texte sur l’écriture, sur ce « rien » répété inlassablement tout au long de la pièce, et sur la disparition du « je », qui peut faire penser aux propos de Blanchot sur l’œuvre renvoyant à un « rien sans je ».

Assignée au rôle de femme vorace, Eurydice préfère donc disparaître. Seulement, le glissement que l’on opère ainsi entre Jelinek et Le Breton n’est pas anodin : préférer la mort aux rapports de domination ou s’absenter de soi-même parce que l’on n’arrive plus à faire face à la pression d’être un individu autonome, ou qu’on n’accepte plus d’être assigné à un rôle, est-ce tout à fait la même chose ? D’autant que l’amour (qui unit –supposément – Orphée et Eurydice) n’est-il pas ce miracle qui suspend l’exercice de la domination justement ? Bourdieu écrit ce qui reste la plus belle page – sociologique – sur le sujet (en accès libre ici), en postscriptum à un livre pourtant intitulé La domination masculine, où il explique notamment que c’est l’amour reçu et donné qui permet de se sentir justifié dans l’existence – citant Sartre. Mais n’est-il pas lui-même l’archétype – à l’instar d’un André Gorz – de l’homme puissant à l’ombre duquel vécu sa femme (qui connaît Madame Bourdieu ?) ? Ces deux grands penseurs de gauche discoururent sur le sujet. Gorz est l’auteur de la magnifique Lettre à D., parue en 2006, où il dit son amour à celle qui est alors sa compagne depuis cinquante-huit ans, avec laquelle il se suicida un an plus tard (et dont David Geselson a fait une adaptation remarquable l’an dernier au théâtre, sous le titre Doreen). Et oui, c’est là une attaque ad hominem. Au moins, ces deux là ne se montrent pas ingrats du dévouement de leur compagne.

Deux commentaires tout de même sur le texte de Bourdieu. Passons sur la remarque : « Mais il [ l’amour ] existe assez, malgré tout, surtout chez les femmes » (sic). L’idée du couple comme communauté autarcique, si elle est très romantique (et vouée inéluctablement à l’échec comme l’illustre si bien le roman d’Albert Cohen, Belle du Seigneur), semble complètement oblitérer le fait que le couple s’inscrit toujours dans une société, en l’occurrence patriarcale. Le couple, comme forme institutionnalisée (ou effective) de l’amour, est sûrement le lieu où la domination masculine s’expérimente le plus intimement, même s’il est peut-être aussi le lieu de tous les braconnages (pour reprendre le terme de Michel de Certeau), c’est-à-dire de toutes les ruses et tactiques de résistance ; subversion de l’intérieur et de la base même du système.

L’autre formule à interroger est la suivante : « Il [ le sujet amoureux ] remet librement sa liberté à un maître qui lui remet lui-même la sienne, coïncidant avec lui dans un acte de libre aliénation indéfiniment affirmé ». Si on reconnaît bien là la style – inimitable – du maître, la dialectique semble confiner ici au sophisme. Historiquement, anthropologiquement, l’homme s’est constitué en sujet désirant, et la femme en objet de ce désir (pour en revenir à Beauvoir). Or, « peut-on désirer sans dominer ? » titre ce mois-ci Philosophie Magazine (tout le dossier est excellent). La relation amoureuse est (était ?) en cela profondément asymétrique. L’horizon de l’émancipation aujourd’hui, pour les femmes, c’est bien de se constituer en sujet de leur désir. Reste encore à s’interroger sur la construction sociale de ce désir, et notamment l’hétéronormativité qui le régit (pourquoi les femmes préfèrent-elles – en majorité – les hommes, grands, riches, intelligents, « plus » et « mieux » qu’elles donc ?).

Se sauver de l’amour ou par l’amour ? Jelinek vs Goldman.

En 1906, Emma Goldman, une anarchiste américaine qui s’exilera en Russie en 1917, écrit un court texte intitulé « La tragédie de l’émancipation féminine » (en libre accès sur le site du Monde diplomatique ici). Elle met en garde la femme de son temps contre ce qu’elle perçoit comme un égarement du mouvement féministe : « la crainte que l’amour la dépouillera de sa liberté ou de son indépendance ». Véritable plaidoyer en faveur de l’amour, elle y voit la source de la richesse de l’âme, la seule manière de résoudre cette question : « comment être soi-même et cependant se trouver en unité avec autrui, comment se sentir en profonde communion avec tous les êtres humains et conserver intactes ses qualités propres ? »

Un siècle sépare les textes de Goldman et Jelinek. La femme assume toujours la majorité des tâches domestiques, subit la charge mentale (qu’on pourrait aussi étendre au domaine sexuel où elle est toujours socialisée à donner du plaisir plus qu’à en recevoir), ne touche pas une rémunération égale à celle des hommes et voit sa carrière s’interrompre ou se ralentir quand elle met au monde un enfant. « Maintes et maintes fois, on a prouvé irréfutablement que les vieilles relations matrimoniales réduisaient la femme aux fonctions de domestique de l’homme et de procréatrice de ses enfants. » écrivait Goldman en 1906, la démonstration ne semble pas avoir été réfutée depuis. Est-ce pour cela que le féminisme de Jelinek s’attaque à l’amour comme dernière invention piégeuse de la domination masculine ? En effet, le propos qu’elle place dans la bouche d’Eurydice : « ne pas être aimé, la plus belle chose entre toutes. Mais le fin du fin est de ne pas être aimé et de ne pas aimer » s’oppose frontalement à celui de l’auteure américaine : « le droit le plus vital c’est celui d’aimer et d’être aimée ».

Goldman reprochait aux féministes de son temps leur conception « froide » des rapports humains (avec une certaine nostalgie du romantisme et des rapports chevaleresques). C’est aussi l’adjectif que l’on retrouve dans la plupart des critiques de la mise en scène de Katie Mitchell (qui présentait récemment Schatten au théâtre de la Colline). Froide, voir glaçante. « Le spectacle reste glacial » écrit Fabienne Darge dans Le Monde, « Katie Mitchell signe deux spectacles froids, cliniques » dit Olivier Panseri dans le billet consacré à Schatten et à La maladie de la mort (une adaptation du texte de Duras) sur son blog (Mediapart). En effet, le spectacle de la britannique, brillant du point de vue de la réalisation technique, est dépourvu d’émotions. On pourrait aussi convoquer Toni Erdmann, ce film de Maren Ade sorti en 2016 qui a connu un large succès, à la fois critique et publique. Le personnage féminin, Ines, une femme d’affaires émancipée, aux pratiques sexuelles pour le moins étranges, a glacé le sang de plus d’un spectateur. Son père, drôle de trublion, ne ménageait pas ses efforts pour la dérider.

Sociologie de la réception : déconstruire le terme de froideur.

Faut-il alors « s’émanciper de l’émancipation » comme le préconise Goldman ? Ou faut-il s’employer à déconstruire sociologiquement ce terme de froideur (qui ne veut pas dire grand chose si l’on y réfléchit bien) ? Etre froide, ce serait être dénuée d’émotions. Or comme l’a montré Arlie Russel Hochschild, c’est aux femmes qu’incombe souvent le « travail émotionnel ». On exige d’elles qu’elles soient souriantes, chaleureuses (son travail porte notamment sur les hôtesses de l’air). La sociologue américaine dessine d’ailleurs des voies de résistance à l’idéologie dominante dans le non respect des « règles de sentiment » (voir ici pour son article théorique – un peu ardu – sur le sujet). Une rapide recherche Google « femme glaciale » ne donne pas grand chose (passés les premières publicités pour des polaires). Cependant, on peut noter dans les premiers résultats qui apparaissent des choses assez intéressantes. Par exemple, sur Femmezine, un article intitulé « Séduction : cinq conseils qui marchent ! » où il est spécifié : « Enfin, soyez souriante ! Les hommes détestent les femmes glaciales et hautaines. Ils préfèrent les femmes chaleureuses et avenantes. Et vous êtes tellement jolie quand vous souriez… » (sic). La presse féminine constitue toujours un corpus de choix pour saisir les injonctions faites aux femmes. « Glaciales et hautaines » donc. Dans un sens un peu vieilli, hautain est synonyme d’élevé. Ce qu’on reproche ici aux femmes, n’est-ce pas de se montrer supérieures ? De transgresser des règles sociales, anthropologiques qui les assignent à une place inférieure à celle de l’homme ? Or, si les femmes ne doivent pas être glaciales, il ne faut pas non plus qu’elles soient trop « chaudes », au risque de passer pour des « chaudasses », c’est-à-dire des allumeuses ou des filles faciles. On voit l’étroitesse de leur marge de manœuvre, là où l’homme, lui, a toujours un espace plus vaste pour vivre et penser.

Un autre résultat, sur le forum de Auféminin (ici), fournit un échantillon assez singulier des stéréotypes attachés aux normes de genre. Les femmes se vivent comme plus « sensibles » que les hommes, elles confessent avoir l’impression de s’être faites avoir en tombant amoureuse de ceux qui visiblement ne cherchaient qu’une aventure sans engagement et s’efforcent de rester « glaciales » avec leur nouveau compagnon. Mais cette maîtrise de leurs émotions leur coûte (c’est un bon exemple du travail émotionnel dont parle Hochschild), et celles qui leur répondent, les conseillent, leur enjoignent de se laisser aller à l’amour, qui serait la vie vraiment vécue. Or ce « penchant naturel » à l’amour peut être compris comme le fruit d’une socialisation aux émotions, que les femmes ont pour rôle de prodiguer aux hommes.

Enfin, un des premiers résultats de cette recherche Google, sur linternaute.com, recense des jugements de lectrices sur Cécilia Sarkosy (ici), qui est dépeinte comme une femme « froide », « hautaine », « glaciale », qui ne sourit pas, etc. « Pour certains lecteurs, la Première dame n’a rien de la brûlante femme fatale ou de la chaleureuse mère de famille. ». Ici c’est la femme de pouvoir qu’on critique, ambitieuse et calculatrice. Le terme de froideur peut alors également renvoyer à l’expression très connue de Marx (reprise dans le texte de Bourdieu sus-cité) « les eaux glacées du calcul égoïste ». La femme glaciale serait celle qui penserait d’abord à son intérêt propre, qui vivrait pour elle et non pour les autres, une sorte d’homo œconomicus au féminin. Ce qui lui serait reprochée, alors que les hommes sont épargnés de cette opprobre, pour les raisons que l’on a vues. En cela, il n’est pas anodin que le personnage du film de Maren Ade, Ines, soit une femme et non un homme. Un homme d’affaires sans cœur aurait beaucoup moins ému les foules.

Féminisme et (néo)libéralisme.

Et il est vrai qu’un certain féminisme s’accommode assez bien du néolibéralisme. Car dans ce régime, les discriminations sont économiquement inefficaces. Le texte – proprement hallucinant pour l’époque – de John Stuart Mill paru dans ce même numéro de Philosophie Magazine en atteste. Il n’est pas anodin que le père du libéralisme soit aussi un des premiers hommes féministes. Il est aussi l’exemple d’un couple visiblement équilibré, avec sa femme Harriet Taylor Smith. Leur deux textes se répondent (respectivement L’asservissement des femmes et L’affranchissement des femmes), même si le second, publié antérieurement, eut bien moins d’audience. La logique du marché tend donc à les faire disparaître (tout comme les discriminations fondées sur la race, l’orientation sexuelle, etc.). Mais comme le montrait magistralement cet article de Walter Benn Michaels (auteur de La diversité contre l’égalité), se battre pour combattre les inégalités de salaire entre hommes et femmes, entre Blancs et non-Blancs, entre hétéro et homosexuels, c’est souvent perdre de vue la lutte pour la réduction des inégalités entre classes supérieures et classes populaires, dominants et dominants, capitalistes et prolétaires (c’est-à-dire substituer le combat pour la diversité à celui pour l’égalité). Il est d’ailleurs flagrant que, concernant les tâches domestiques, la « libération » de la femme blanche aisée, passe par l’exploitation de femmes précaires, souvent immigrées, peu ou pas diplômées, etc. La domination de l’homme sur la femme est remplacée par l’exploitation de femmes précaires par des femmes dominantes dans l’espace social (d’où l’importance d’une approche intersectionnelle, c’est-à-dire qui pense ensemble les dominations de genre, de race et de classe ; ou, pour reprendre un slogan de Nuit Debout, de la « convergence des luttes »).

L’ordre économique se trouve ainsi légitimé dans le néolibéralisme à partir du moment où les ultra riches sont une élite composite à l’image du corps social. Et dans ce combat, droite néolibérale et gauche néolibérale (on risque l’oxymore) se rejoignent, au point d’avoir du mal à se démarquer l’une de l’autre.

Il y aurait alors une tension entre marxisme et féminisme. A moins d’envisager que l’infériorisation des femmes fait partie de l’exploitation capitaliste. C’était le propos d’un autre spectacle, Le monde renversé (du collectif Marthe), présenté au théâtre de la cité internationale il y a peu. Les quatre comédiennes « complétaient » les thèses de Marx et Foucault (qu’elles grimaient de façon hilarante dans un fausse rencontre en bord de plateau à la fin de la représentation), en montrant notamment que le contrôle du corps des femmes avait permis la production de cette « armée de réserve », dont on sait le rôle qu’elle joue chez Marx pour discipliner le prolétariat (qui croît à l’ombre du chômage). Le capitaliste exploite le travailleur, mais aussi la femme dans la production de ce travailleur. Ce spectacle réjouissant visait notamment à combler « l’oubli » de Foucault qui ne parle pas de la figure de la sorcière dans son Histoire de la sexualité, alors que les chasses aux sorcières au Moyen-Age sont les premiers exemples de cette emprise sur le corps des femmes (celles qui avaient des pouvoirs, une connaissance du corps humain qui leur permettait notamment de contrôler les naissances). N’en déplaise à Goldman, ne pas faire d’enfant, dans cette optique, est un geste militant qui vise à priver le capitalisme de chair fraîche.

La foi et l’amour.

Mais ne faut-il pas remonter à la mort proclamée de Dieu pour rendre compte de la difficulté à aimer dans le monde contemporain ? Dans Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, une pièce d’Ivan Viripaev, un des personnages masculins indique ainsi qu’il est devenu difficile pour la femme de se choisir un maître.

Ou plutôt, n’est-ce pas cette capacité à vivre pour quelque chose de plus grand que soi que nous avons perdue avec la fin des grandes idéologies du vingtième siècle – une foi pouvant en remplacer une autre ? Or l’amour n’exige-t-il pas de pouvoir s’oublier pour s’abandonner à l’autre, de vivre à deux, c’est-à-dire de se dessaisir de sa personne. Or l’individu est sommé aujourd’hui de devenir l’entreprise de lui-même, de gérer son image de marque, d’optimiser son employabilité : c’est une banalité de dire que nous vivons le règne de l’individu roi. C’est cette individualité, à assumer et promouvoir, qui semble si pesante à Eurydice. L’écriture (dans l’interprétation de Mitchell) permet alors une absence à soi-même. Or c’est peut-être ce qui sépare Goldman de Jelinek. L’auteure autrichienne dresse le portrait d’une femme qui décide de mourir à soi-même, personnage que Mitchell « sauve » en la faisant vivre pour l’écriture, et non pour et par un homme (père, mari, …).

Procédés de distanciation et déconstruction de la domination masculine.

Pour finir, on peut revenir sur le réception du spectacle de Katie Mitchell. Pour être exacte, il faut citer Fabienne Darge de manière plus extensive. Dans sa critique du Monde, elle écrit : « le spectacle reste glacial et percutant, d’une intensité imparable jusqu’à la dernière seconde ». Dans sa bouche, ou plutôt, sous sa plume, l’adjectif glacial n’est donc pas connoté négativement.

Si le spectacle est « froid », c’est que Katie Mitchell use d’un procédé de distanciation brechtienne (qui paraît tout à fait pertinent vu que c’est une des influences majeures de Jelinek). Celui-ci opère de trois manières. D’abord par le dédoublement entre la comédienne qui joue Eurydice – qui ne parle pas, et la narratrice enfermée dans une cabine vitrée à l’avant-scène gauche, qui fait entendre au micro la voix intérieure de l’héroïne. Le deuxième élément de ce procédé tient au fait que les scènes jouées par les comédiens sur le plateau sont filmées, montées et retransmises en direct sur un écran au-dessus de la scène. Mitchell pousse ainsi très loin une nouvelle forme théâtre-cinéma (à l’instar d’une Christiane Jatahy), avec ce qu’il faut bien appeler une virtuosité technique. Enfin, le spectacle est joué en allemand par les comédiens (excellents) de la Schaubühne. Il y a ainsi un triple dédoublement entre le corps et la voix, l’image et sa représentation, l’allemand et les sous-titres en français. Cette distanciation, si elle éloigne le spectacle d’une représentation tire-larmes, sert le propos de la déconstruction de la domination masculine. Elle permet de représenter les contradictions (ici entre amour et émancipation, ou entre amour et écriture) dans lesquelles résident les possibilités de transformation, fidèle en cela à la politisation des consciences recherchée par l’auteur allemand.

Et, en fait d’émotions, n’y a-t-il pas une vraie joie – intellectuelle – à comprendre, saisir l’histoire vécue par Eurydice, et par là-même à s’emparer de son propre destin ? En cela, pour paraphraser Stanley Cavell, on pourrait s’interroger : « Le théâtre nous rend-ils (elles) meilleur(e)s ? »

 

 

Insomnie et mauvaise conscience, deux cas d’étude : Macbeth (Shakespeare) et Pièce en Plastique (Von Mayenburg)

Curieuse coïncidence que d’aller voir deux soirs d’affilée Macbeth (à l’Odéon, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig) et la Pièce en plastique montée par les tg STAN sous le titre Quoi/Maintenant (avec en prélude la courte pièce de Jon Fosse Dors mon petit enfant). Quatre siècles séparent les deux œuvres, et pourtant on peut les rapprocher de par l’interprétation qui est faite de l’insomnie.

Chez Shakespeare, c’est Lady Macbeth, qui, ayant poussé son mari au crime, devient somnambule et sombre dans la folie. « Elle a plus besoin d’un prêtre que d’un médecin » dira celui qui est appelé à son chevet. Mais n’est-ce pas le cas des générations contemporaines ? En France, en 2012, 18% des 18-75 ans ont eu recours au moins une fois à un psychotrope. La mort de Dieu est entérinée, on se tourne maintenant vers la médecine, lui demandant de nous soulager de tous nos maux. Mais est-elle à même de résoudre le problème de l’existence de l’homme sans dieux, c’est-à-dire sans boussole morale à l’heure où le néolibéralisme érige le profit en valeur ultime (et ne pose aucune barrière à la quête effrénée de tous les plaisirs, sinon celle de l’argent) ? Longtemps cette interrogation est demeurée problématique, si on prend par exemple l’œuvre de Dostoïevski, où la question se pose de manière récurrente, et se clôt généralement par un suicide (comme dans Les Possédés).

Dans la dernière pièce de Marius Von Mayenburg, le dramaturge allemand (parfois dépeint comme le « Tchekhov de notre temps ») dresse le portrait d’un couple de bobos sujets à l’insomnie. Ils travaillent trop – lui comme médecin, elle comme assistante d’un artiste – et en viennent à engager une femme de ménage pour se délester des tâches du quotidien. Une situation qu’avait prophétisée André Gorz dans Les métamorphoses du travail (1988), prévoyant la dualisation du marché du travail entre des emplois de maîtres et des emplois de serviteurs. Le coût d’opportunité des premiers (la somme qu’ils perdent en ne travaillant pas une heure) les conduisant à déléguer aux seconds les tâches domestiques. Gorz y voyait là le retour à une forme de domesticité qu’on croyait enterrée. Ces emplois, qui par essence ne peuvent pas être délocalisés, sont tout ce qu’il reste au peuple, promis à une nouvelle servitude.

Peut-on être de gauche et avoir une femme de ménage ?

On pourrait résumer ainsi la problématique de Pièce en plastique. Michael et Ulrike sont progressistes, ouverts (du moins en apparence). Ils engagent Jessica Schmitt pour nettoyer, faire la cuisine et veiller sur leur fils pré pubère. Son arrivée dans leur maison, leur « sanctuaire » aseptisé (lieu de repli face aux turpitudes du monde), va faire cependant voler en éclats les faux-semblants. Plusieurs incidents viennent ainsi émailler la pièce. Le premier, c’est de l’argent qui traîne. Ulrike s’emmêle dans une diatribe où elle reproche à son époux l’inconvenance de ce qui aurait pu être une hypothétique mise à l’épreuve de leur femme de ménage. Impensé numéro un : les pauvres sont des voleurs.

La maîtresse de maison voudra ensuite « libérer » (car on ne dit plus licencier) son employée, jugeant qu’elle « pue ». La haine des pauvres se fait ici plus explicite. Michael se retrouve ainsi dans la position délicate de devoir demander à Jessica qu’elle prenne une douche chez eux avant de commencer à travailler. Celle-ci n’a d’autre choix que d’accepter. L’asymétrie de la parole, entre les circonvolutions des maîtres et le « ok » cinglant de la femme de ménage se fait in fine à l’avantage de cette dernière. Celle-ci est, tout au long de la pièce, dans une posture d’écoute, pleine et entière. Sa parole, succincte, est droite, par rapport aux louvoiements de ses employeurs, empêtrés dans l’impensé de leurs préjugés.

De la possibilité d’aimer en régime capitaliste

C’est aussi la seule à même de prodiguer un geste d’affection à Michael lors d’une de ses crises d’angoisse nocturne. D’abord réticente (« Je ne préfère pas »), elle finira par céder à la demande son maître (« Pourriez-vous me prendre dans vos bras ? »). Ressuscitant par là le désir, éteint depuis longtemps. Comme dans La longue et fabuleuse histoire du commerce de Pommerat (voir ici), c’est la ratée qui est aussi la seule à pouvoir donner un peu d’amour. Comme si la possibilité même de l’amour était menacée en régime capitaliste, et que seuls les laissés pour compte avaient préservé cette capacité, cette part d’humanité dont sont amputés les vainqueurs de la mondialisation, qui ont du étouffer en eux cette part sensible pour pouvoir vaincre, justement. En effet, Ulrike semble bien incapable d’autre chose que d’accabler son mari de reproches. Et leur enfant ingrat apparaît surtout comme un mal aimé.

Cela retombera sur l’employée, puisque le fils les surprend, caméra au poing, et diffuse le film lors d’un dîner qui clôt la pièce. La maîtresse congédiera alors Jessica, dans une sorte de justice sociale réaliste où les pauvres ont toujours tort.

Dynamitage des processus de légitimation

Pour revenir à l’épisode de l’argent qui traînait dans la maison, cela donne lieu à un dialogue sur la valeur de l’argent pour les uns et pour les autres, Ulrike arguant que, pour Jessica, « 20 euros c’est beaucoup », elle pourrait aller chez le coiffeur ou s’acheter une crème de soin (alors que pour elle, comprenez… ). Tout en insistant sur le fait que l’argent, ils ne peuvent pas se permettre de le jeter par les fenêtres ou de laisser penser à leur femme de ménage qu’ils le peuvent. Ulrike raconte alors à Jessica les années où Michael et elle étaient étudiants, lui devant travailler la nuit, ayant du mal à joindre les deux bouts, pour lui montrer qu’elle connaît la valeur de l’argent. Et légitimer sa position sociale, quand, désignant sa maison, elle s’exclame : « tout cela ne s’est pas fait tout seul » (comprendre : à force de travail). A quoi Jessica réplique : « je n’ai pas fait d’études ». Un pavé dans la marre du mythe de la méritocratie et du mérite individuel, qui souligne l’asymétrie de la situation.

Cette femme de ménage, qui prendra un exemple très concret pour expliquer le principe de la division au fils mal aimé de la maison, et vient démentir par là même un autre préjugé, porté par ce dernier : elle ne peut rien comprendre aux maths.

Misérabilisme et populisme au théâtre

Si le misérabilisme des classes supérieures est ainsi taillé en pièces (dans une autre scène, Ulrike cède à Jessica ses « vieux » vêtements qu’elle ne met plus, l’obligeant même à essayer une robe), le populisme[1] en prend aussi pour son grade, quand le patron d’Ulrike, l’artiste plasticien Haulupa, décide d’ériger en œuvre d’art le travail de Jessica – qu’il trouve sexy dans les habits de sa maîtresse, en faisant une installation où elle nettoierait de la graisse. L’épisode des sacs de vêtements qu’Ulrike destinait aux conteneurs de la Croix Rouge donne lieu à une séquence hilarante (mais ô combien violente) où Haulupa imagine un défilé de mode au Soudan du Sud où les corps émaciés porteraient les nuisettes de son assistante, et, tombant dans la poussière, ne manqueraient pas de provoquer des photos inoubliables.

La pièce comporte ainsi une charge allègre contre une certaine forme d’art contemporain perdu dans des recherches conceptuelles et se regardant lui-même (à travers notamment les mises en abyme qui clôturent la pièce).

Mais Von Mayenburg ne s’arrête pas là et égratigne toute la bien-pensance de gauche. Des végétariens et autres esprits soucieux de leur empreinte carbone, dont il montre dans une diatribe sans concession que si on en pousse la logique jusqu’au bout, autant s’arrêter tout de suite de manger et mourir pour alléger la planète (avec des images cinglantes comme « les camps de concentration » d’où proviennent nos œufs). L’humanitaire en prend un coup également, Michael qui a toujours rêvé de rejoindre Médecins sans frontières panique alors qu’il a finalement été accepté pour une mission en Afrique, voyant sa mort prochaine dans les virus et bactéries qui ne manqueraient pas de l’infecter. Haulapa lui fait remarquer que son projet n’a pour but que d’améliorer son CV, alors que Michael admet qu’il fait surtout ça pour essayer de regagner un peu de l’estime de sa femme. Celle-ci conspue son projet, et le somme à plusieurs reprises de « prendre ses responsabilités » – de père, et de médecin là où il habite, arguant qu’une vie occidentale n’a pas moins de prix qu’une vie africaine. Haulapa a lui aussi son plaidoyer, que chacun ait le droit au luxe, quand il se fait attaquer par son ami sur son mode de vie.

L’insomnie du couple est alors un symptôme. A la fois le signe d’une intensité capitalistique où le sommeil n’a plus de raison d’être : on ne consomme rien, on ne produit rien quand on dort (voir par exemple l’essai de Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil). Mais aussi d’une certaine mauvaise conscience de gauche, quand on participe de près ou de loin aux processus d’exploitation.

Critique et critique de la critique

Jessica Schmitt, docile, accède à toutes les demandes de ses maîtres, même si elle proteste d’abord (contre le tutoiement condescendant que lui impose Ulrike par exemple, qui ne tardera pas à lui raconter par le menu sa vie sexuelle). Von Mayenburg ne ménage aucun horizon de révolte : Jessica ne se retourne pas contre ses maîtres, elle acquiesce, soumise, et on devine trop bien l’horizon du chômage (Ulrike évoque une file de jeunes filles propres quand elle songe à la renvoyer la première fois). Une satire au vitriol sur le mépris social que les tg STAN prennent un malin plaisir à présenter au théâtre de la Bastille, devant un public qui compte sans doute plus de Michael et d’Ulrike que de Jessica.

Cependant, on peut s’interroger sur la charge politique du texte de Mayenburg (connu pour son engagement et la critique de ses contemporains), et le choix des tg STAN de monter une telle pièce, sous le titre Quoi/Maintenant. En dépeignant les formes les plus grossières du mépris social, ne lave-t-on pas de tout soupçon le spectateur qui ne saurait se reconnaître dans le couple Michael/Ulrike ? Or il existe des formes plus insidieuses de ce mépris, entre personnes occupant des positions proches dans l’espace social. Ce sont même les micro-différences qui exacerbent la compétition sociale et la préservation de son pré carré, favorisant l’émergence d’un mépris social dont la fonction principale est de maintenir ceux qui nous sont immédiatement inférieurs à leur place (et de leur rappeler). Ces formes là, qui de nous peut dire qu’il/elle en est exempt ?

La pièce, en se concentrant sur le couple de maîtres, ne se donne pas les moyens d’une pensée complexe des rapports de domination. L’intériorité de Jessica n’est jamais donnée à voir. Si son verbe succinct est crédible en terme de réalisme, montrant l’inégale répartition des compétences langagières au sein de l’espace social, il aurait été possible de dégager des monologues où le spectateur aurait eu accès à ses pensées, sa manière de vivre les humiliations de ses maîtres et éventuellement d’y faire face.

Finalement – et c’est un comble pour ce collectif, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un théâtre bourgeois, vaudeville burlesque qui égratigne les spectateurs sans les provoquer plus avant. Il faut tout de même reconnaître que, comme d’habitude avec les tg STAN, c’est hilarant, la palme revenant à Damiaan De Schrijver, colosse monumental qui joue le rôle de l’adolescent (et celui de l’artiste Haulupa). La manière qu’ils ont eu (et ont toujours) de renouveler le jeu théâtral, de déconstruire le quatrième mur, de travailler à la table (sans répétition à proprement parler donc), d’entrer et de sortir de leur personnage, pour donner l’impression d’un théâtre en train de se faire, déconstruisant ainsi l’illusion théâtrale a été abondamment documentée (voir ici pour une modeste contribution). Mais on les a connus plus subversifs, par exemple dans leur mise en scène d’Art (de Yasmina Reza) l’an dernier, toujours au théâtre de la Bastille (leur havre à Paris), où ils faisaient entendre une dimension du texte qui n’avait pas résonnée jusque là : celle d’un mépris social justement qui fait voler en éclats une amitié, au sujet de l’art contemporain. Paradoxalement, le texte de Reza (pourtant plus inoffensif à première vue) sonnait plus politique que celui de Mayenburg aujourd’hui. L’art et la vie, les deux thèmes de prédilections de ces comédien-ne-s, dont un des spectacles phares est l’adaptation théâtrale du film de Louis Malle, My dinner with Andre (1981) : un chef d’œuvre.

Notons cependant que le texte de Mayenburg est monté par les tg STAN accolé à celui de Jon Fosse, Dors mon petit enfant, qui sert de prélude à la pièce du dramaturge allemand. Cette court pièce métaphysique (quatre comédiens se demandent où ils sont, sans qu’on sache très bien s’ils ont atterri dans l’au-delà ou sur une scène de théâtre) est joué de manière prosaïque, donnant à entendre ce texte difficile – voir incompréhensible. Mis en regard de Pièce en plastique, il donne une autre dimension au spectacle.

Quoi/Maintenant, jusqu’au 9 février au Théâtre de la Bastille. 

Macbeth, jusqu’au 10 mars au théâtre de l’Odéon. 

[1] Cf. Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Paris, Le Seuil, 1989.

Les fils de la terre

Que faire de l’héritage familial ? L’endosser, ou le refuser ? Ce sont les questions qui se posent à Sébastien, le personnage principal des Fils de la Terre. Celui-ci doit hériter de l’exploitation familiale, avec ses vaches… et ses dettes. Dans le monde paysan, l’héritage revêt une dimension qu’il n’a pas ailleurs : on ne lègue pas seulement de l’argent, ou de l’immobilier, mais une existence toute entière, un rapport à la Terre. Sébastien est pris en étau entre son désir d’ailleurs et l’humeur massacrante de son père, qui veut le voir reprendre l’exploitation, et le fustige de ne pas travailler assez. Le problème, c’est que Sébastien a goûté à la liberté lors de son CAP. Il n’est pas un paysan, a dit un vieux du village.

Cette pièce est l’adaptation au théâtre d’un documentaire d’Edouard Bergeron, maintes fois primé, sur le monde des petits agriculteurs en France. Le réalisateur, lui même fils de paysan et petit-fils de paysan, a vu son père se suicider. Son reportage est un moyen d’exorciser, bien sûr. Il invente un espace pour échapper aux conditions économiques pesantes qui planent sur le métier de petit exploitant aujourd’hui. En effet, si la pièce s’intéresse au versant intime de l’histoire de Sébastien (sa relation à son père notamment), le documentaire expliquait les conditions macro-économiques qui pèsent sur le moral des agriculteurs : avec la baisse du prix du lait, ils sont obligés de vendre à perte. Ce sont ces paramètres structurels qui pèsent psychologiquement sur l’esprit des « fils de la terre ».

Face à l’héritage, deux voies se dessinent donc. Le refuser, et s’inventer une autre vie (c’est le choix fait par Edouard Bergeron, devenu journaliste). Ou l’endosser, comme le fait Sébastien qui revient finalement à l’exploitation après une tentative de suicide et un séjour en hôpital psychiatrique, larguant copine et bébé pour mieux renouer avec sa destinée. L’intelligence – du documentaire et de la pièce – c’est de ne pas trancher. Pari réussi pour Elise Noiraud qui parvient à parler du monde paysan sur la scène d’un théâtre parisien avec subtilité !

Noire – Christian Hahn

Qu’est-ce que ça fait d’être Noire ? C’est la question que pose Christian Hahn dans le beau spectacle qui se joue en ce moment à la Manufacture des Abbesses.

La question, visiblement, n’intéresse pas les foules : la salle est quasiment vide. Quel dommage pourtant ! A l’heure où Nadine Morano profère des insanités sur le sujet, il serait bon de se pencher sur la question.

J’avoue moi-même avoir traîné des pieds. Une pièce sur la négritude, à lire les critiques, ça avait l’air un peu gnangnan. Que nenni ! Il m’a fallu moins de cinq minutes pour être conquise par la performance de Nadine Zadi. Joséphine Baker, Angela Davis, Oprah Winfrey, Obama, Martin Luther King, tous les grands « Noirs » de l’histoire y passent. Elle endosse les rôles comme elle change de perruque, dans son magasin de coiffure.

Celui-ci est fréquenté par des Noires, mais aussi par des Blanches, qui lui posent la question de ces origines (l’insultante : « Vous êtes française de souche ? », réponse : « De quelle souche ? »). Etre Noire, c’est se découvrir noire dans le regard des autres, dit Christian Hahn. De l’intérieur, on ne « sent » rien. De quelle couleur est la peau de l’autre côté ? On ne sait.

La couleur de peau est un stigmate (on ne sait pas si l’auteur, passé par la sociologie, a lu l’ouvrage éponyme d’Erving Goffman). Elle condamne à un destin probable. Comme, je pense, le fait de se découvrir femme au moment des règles fait peser un couvercle sur l’avenir, ainsi que l’a montré Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe.

Ce qui a de plus réussi dans ce spectacle, c’est les moments où l’auteur parle de ces petits détails concrets par lesquels on réalise qu’on est noire (comme en entretien de sociologie d’ailleurs, où les gens vous racontent des histoires sur leur vie). Quand la comédienne joue avec sa copine Sarah – blanche – à la poupée, par exemple. Leur Barbie préférée, évidemment, est blanche. La noire est méchante.

C’est cette différence construite comme inégalité que le texte interroge :

« Combien de petites filles noires ont rêvé d’être blanches. Combien se sont réveillées la nuit, n’osant pas mettre la lumière pour rêver encore. Les yeux rivés au ciel. Concentrés et fixes comme pour transpercer le temps et se dissoudre dans un songe. Avant d’être envahi doucement par une irrépressible montée de larmes…

Celle-là dormait à côté d’elle. Elle avait pourtant deux yeux comme l’autre. Mais ces deux yeux là la regardaient obstinément comme une poupée noire regarde une poupée blanche. »

Quel est ce drame, que nous, blancs, ne soupçonnons pas ? Il faut souligner la puissance poétique du texte. Quand Nadine Zadi joue Rosa Parks, la femme qui refusa la première de céder sa place à un blanc dans le bus aux Etats-Unis, je suis émue par cette scène pourtant si connue. Et arrive ce qui ne se passe pas si souvent au théâtre : une décharge, un frisson.

On pourra interroger la tension qui parcourt la pièce de Christian Hahn : la négritude, il la déconstruit, pour mieux la réifier ensuite à travers ces figures des « grands Noirs » de l’Histoire. Il serait vain ici de vouloir épuiser toute la richesse de ce texte. Un seul mot : allez le voir !

Magnétique Revizor

Au départ, comme souvent au théâtre, il y a un quiproquo. Le Gouverneur de la province a eu ouïe de l’arrivée d’un inspecteur – le Revizor. Un jeune homme fauché mais drapé d’un beau costume est pris pour celui-ci. Dont acte.

Le quiproquo va durer toute la pièce, malgré les dénégations du jeune homme au début. A l’arrivée du Gouverneur dans sa chambre, il craint surtout de se faire jeter en prison pour dettes, alors que celui-ci vient lui graisser la patte. Il ne tardera pas à réaliser ce qui se trame et à profiter alors de la situation.

Le Revizor, c’est l’histoire d’une arnaque, puisque Khelstakof, le jeune homme, finit par voler le Gouverneur et ses conseillers, ainsi que le cœur de sa fille. On retrouve ce thème cher à la littérature russe : celui de la jeune oie blanche séduite par le premier inconnu venu, alors qu’elle a grandit enfermée dans sa chambre à lire des enfants d’amour (comme par exemple dans La Sonate à Kreutzer de Tolstoï).

Surtout, on respire dans cette pièce l’âme russe qui anime la littérature de ce pays de Pouchkine à Dostoïevski : le plaisir du jeu. Khelstakof est un joueur en effet, de cartes d’abord, et de la vie qu’il flambe sans travailler, en se faisant passer pour un grand de Saint-Pétersbourg. Cette usurpation magnifique finit presque par marcher (il est sur le point d’épouser la fille du Gouverneur), grâce à son talent d’acteur.

Ici la fiction rejoint le réel. Ronan Rivière, le metteur en scène et comédien qui incarne Khelstakof, emporte l’adhésion. Sa présence sur scène est magnétisante. Dès qu’il arrive, le spectacle prend une autre dimension. Et on se prend à rêver à la vie de ce jeune homme, passé par le studio d’Asnières et diplômé d’un MBA de l’ESSEC ! Quel parcours, et finalement quel succès ! C’était la cent-deuxième représentation de Revizor hier soir, à qui on prédit une grande longévité.

On rit beaucoup, pendant le Revizor, les situations cocasses s’enchaînent. Mais l’auteur prévient – à un moment où le public rit un peu fort – que c’est de nous dont il s’agit dans cette fable sur la vanité humaine. Chacun voit ce qu’il veut croire. Et chacun est menacé par l’irruption immanente de ce Revizor dans nos vies, qui vient traquer nos secrets, comme un amoureux trahi ou un chef inquiet.

Il y a donc cette manière de couper l’herbe sous le pied, comme dans cette scène – la meilleure – où l’un des conseillers du Gouverneur demande à Khelstakof de mentionner son nom aux sénateurs, puis (il s’emporte), à l’Empereur ! La musique vient couper net cette envolée. Le spectacle en effet est autant une mise en musique qu’une mise en scène puisque le piano accompagne les dialogues. L’équilibre a été trouvé entre les voix et l’instrument, parfait. Et la musique là aussi rappelle l’âme russe (un peu comme dans cette adaptation des Trois Sœurs par Valeria Bruni-Tedeschi diffusée sur Arte tv il y a peu de temps).

Comédie tragique, on peut se demander si ce n’est pas de lui-même dont Gogol parle dans ce personnage de rond de cuir prétendant faire de la littérature (Khelstakof). Il a en effet fuit en Allemagne en 1929 sous couvert de divers mensonges après ses échecs littéraires à Saint-Pétersbourg.

Marie du Boucher

Traduction : Prosper Mérimée

Mise en scène : Ronan Rivière et Aymeline Alix

Avec : Michaël Cohen (Bobtchinski), Ronan Rivière (Khlestakov), Jérôme Rodriguez (Dobtchinski), Christelle Saez (Maria), Jean‑Benoît Terral (le Gouverneur), Louis Thelier ou Philippe Suberbie (Osip), Olivier Mazal ou Alexandre Zekri au piano.

Musique : Léon Bailly

Scénographie : Antoine Milian

Costumes : Elsa Fabrega

Lumières : Xavier Duthu

Photo : © Y. Bret

Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris

Réservations : 01 45 44 57 34

Site du théâtre : www.lucernaire.fr

Du 26 août au 11 octobre 2015, du mardi au samedi à 20 heures et dimanche à 17 heures

Durée : 1 h 25

26 € | 21 € | 16 € | 11 €

Article publié dans la Grande Parade : http://www.lagrandeparade.fr/index.php/l-entree-des-artistes/theatre/224-magnetique-revizor-la-mise-en-scene-de-ronan-riviere-seduit

Le Réformateur

Un grand penseur, philosophe, enfermé chez lui à cause de sa maladie, maltraite sa compagne. Tyran domestique, il se montre tour à tour cajolant, impérieux, suppliant, gouailleur, pathétique… et mille autres nuances encore ! Serge Merlin, immense acteur, reprend le rôle qu’il a joué il y a vingt ans (et qui lui a valu le prix du Meilleur Acteur, décerné par le Syndicat de la critique en 1991) à la MC 93 (Bobigny).

Les critiques ont beaucoup parlé de lui. Sa performance est en effet confondante : il y a, du début à la fin, de grands moments de théâtre. On est happé par le jeu de ce comédien hors pair qui passe de la douceur à l’acrimonie en un instant. Mais ce qui frappe également, c’est le poids des silences, sa compagne muette qui accompagne la pièce (Ruth Orthmann), courbant parfois la tête dans une acceptation douce de sa condition. André Engel, le metteur en scène, parle de la « virtuosité » de ce silence. Le philosophe implore sa compagne, la supplie, la séduit, l’insulte et lui jette des objets ; c’est sur cet enfer quotidien de la vie à deux que nous fait réfléchir l’auteur. Relation qui n’a même pas besoin du mariage pour tourner au cauchemar : « Ma compagne de vie/mon mal nécessaire/mon enfant de l’enfer ». Quand on se passe tout, on s’avilit, nous dit l’auteur.

Ce monologue est parfois insupportable : mise en abîme de l’enfer que cet homme fait vivre à sa femme, le calvaire se reproduit chaque soir avec les spectateurs. Le décor de Nicky Riety – un intérieur bourgeois du XVIIIème siècle – a été réduit pour la salle à l’italienne du théâtre de l’œuvre, et participe de l’impression étouffante du spectacle.

Il faut alors endurer la péroraison de ce personnage acariâtre – parfois geignant, parfois brillant. Il intime à celle qui veille sur lui d’abandonner ses rêves de voyage, qu’on devine être sa plus grande consolation dans l’existence, lui l’auteur du Traité de la réforme du monde qui hait l’humanité toute entière.

« Je hais les musées

tout le Sud

n’est qu’un musée

Rome quelle horreur mon enfant

La Sicile un sophisme

Athènes un cauchemar

De colonne en colonne

de tombeau en tombeau

d’église en église

de madone en madone

J’ai toujours haï cela

Mais Interlaken je le hais encore plus

Ote-toi Interlaken de la tête. »

C’est aussi une réflexion sur le « métier » de créateur : ainsi, le souci maniaque apporté à la disposition des fauteuils (pour les hauts dignitaires qui vont venir lui remettre le titre de docteur honoris causa) témoigne du soin névrotique de l’auteur-narrateur pour son œuvre. Celui-ci refusait de voir jouer Le Réformateur par un autre acteur que celui qu’il avait choisi, Minetti, affirmant que ça n’avait pas de sens de le confier à « un connard quelconque ». Et conspuait les traductions, œuvres d’abord de ceux qui les écrivent et non plus de lui-même.

Seulement, ce n’est pas tant le philosophe qu’on voit sur scène, le grand penseur obsédé par son œuvre, que l’homme d’intérieur avec tous ses travers, dans son ridicule de vieillard malade imaginaire. Il dit : « Si nous plions/nous sommes finis/si nous renonçons/nous sommes morts », mais n’est-ce pas à son propre enfermement qu’il ne veut pas renoncer ?

Bernhard se met en scène avec son ironie féroce et son autodérision mordante habituelle : c’est lui même qu’il peint sous cet air misanthrope et tyrannique. Il avait l’habitude d’accepter les distinctions pour les avantages financiers qu’elles lui apportaient, mais en bafouant leurs dignitaires pendant les célébrations (voir le texte dans le livret à ce propos, très pince sans rire).

La pièce pose une question universelle : ce monstre, sommeille-t-il en chacun de nous, si nous nous laissons aller ? Et ce passage qui résonne en moi : « ceux qui nous font souffrir/nous voulons/les détruire/mais nous ne les détruisons pas tout de suite/nous transformons en un procès de longue usure ». Il questionne nos engagements. Et me rappelle la phrase de Fitzgerald : « Toute vie, évidemment, est un processus de démolition ».

de Thomas Bernhard

mise en scène André Engel

avec
Serge Merlin
Ruth Orthmann
Gilles Kneusé

Jusqu’au 11 Octobre au théâtre de l’œuvre.

Marie du Boucher

article publié sur Non-fiction : http://www.nonfiction.fr/article-7799-theatre__le_reformateur_thomas_bernhard.htm

La part d’otage

Suffit-il d’être libéré pour être libre ? Quel est le rapport entre la liberté et la libération ?

Ce sont les questions que pose le dernier roman de Jeanne Benameur. Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage. Il est finalement relâché. Le livre commence au trajet de son retour en France. Etienne se tient tout contre sa liberté, qui lui demeure, au début du roman, largement inaccessible.

La thèse de Jeanne Benameur, c’est que nous sommes tous prisonniers d’une part de nous mêmes, à laquelle nous n’avons pas accès. L’expérience du ravissement, du confinement, devient intéressante pour l’écriture à partir du moment où elle touche à l’universel (voir la citation de Pedro Kadivar à propos de l’exil dans mon article sur la Mousson d’été ici). La part d’otage en nous, c’est ce à quoi nous tentons d’échapper par nos fuites, nos voyages, nos escapades. Dans le livre, elle est représentée par un mur devant lequel on se tient, dans sa cellule.

Est-il possible d’accéder à la liberté intérieure ? La réponse de Jeanne Benameur est ambiguë. D’un côté, il y a ce très beau passage, où Etienne fait face à son mur, qui se fissure. De l’autre, l’auteure écrit aussi que « connaître la question, c’est devenir fou », phrase qui fait penser à la métaphore de Nietzsche – parfois le voile se soulève et on aperçoit la vérité, mais elle est trop terrible à supporter.

Otages intimes, c’est aussi un roman en musique. Enfermé, Etienne « tient » en se remémorant le trio de Weber qu’il a joué enfant avec ses deux meilleurs amis, Enzo et Jofranka. Extrait :

Etienne joue.

Alors dans une strate tout fraîche apparaît un mur. Un pauvre mur de terre séchée une couleur passée entre gris et rose… un mur qui avait été peint un jour… par des mains qui avaient voulu mettre un peu de beauté dans la misère… Tous les détails sont là. Le craquèlement de la surface, un endroit comme enfoncé, un creux au bas du mur, il a eu tout le temps de se demander ce que c’était.

Son ventre se serre.

Continuer à jouer. Reconnaître chaque fissure du mur. Son mur. Face à lui. Jour après jour. Là-bas. Et lui assis par terre devant, s’obligeant à soulever un bras puis l’autre, s’obligeant à rester en vie. Rien. Ne plus être rien. Ne plus rien savoir du monde, de personne. S’obligeant à parler à voix haute pour ne pas perdre la langue. Il paraît qu’on peut perdre jusqu’à l’articulation des mots. Peur de devenir une bête. Juste une bête qui attend de quoi se nourrir et tenir en vie, encore. Peur de ne plus jamais pouvoir être un visage face à un autre visage. Peur de devenir un sans-âme un plus rien. Son mur. Face à lui. Continuer à jouer. Et lui cognant une nuit sa tête contre ce mur. Tout seul. Combien de fois ? D’abord doucement puis de plus en plus fort. Juste pour sentir quelque chose. Encore. Le sang. Et perdant conscience. Et personne. Personne oh personne.

La scène rappelle Mstislav Rostropovitch, jouant du violoncelle devant le mur de Berlin qui vient de tomber.

La musique, c’est ce qui permet de faire face au mur. De tenir. De nouer le trio amoureux que forment Etienne, Enzo et Jofranka. C’est quand le mur se fissure que naît l’écriture : de photographe, Etienne devient reporter.

L’écriture de Jeanne Benameur pourrait être facilement caricaturée : des phrases courtes, sans verbes (On pense aux pastiches qui ont été faits du groupe de musique Fauve). Parfois, elle n’évite pas l’écueil du banal. Mais se rattrape, toujours. Même si j’utilise ici le vocabulaire des manuels de développement personnel, il me semble que le livre de Benameur touche à quelque chose de profond. C’est un roman, c’est-à-dire une tentative de mise en forme, de mise en mots, de mise en corps, d’un propos philosophique, sur la liberté et l’emprisonnement.

Otages Intimes, Jeanne Benameur.

Paru chez Actes Sud en Août 2015

Marie du Boucher

article publié sur Non fiction : http://www.nonfiction.fr/article-7789-roman__la_part_dotage.htm

A mon seul désir – Gaëlle Bourges

Ce spectacle, broderie autour des tapisseries de la dame à la licorne (exposées au musée de Cluny, à Paris), surprend. Une voix-off fait le commentaire – manière histoire de l’art – de l’œuvre, pendant que quatre danseuses officient nues. Elles décorent le fond rouge garance de fleurs, comme sur la tapisserie, dans des mouvements graciles et coordonnés. Puis elles revêtent des masques d’animaux et donnent vie aux caractères des six tableaux : le lapin, le chien, le perroquet, etc. Les panneaux portent sur les cinq sens, le sixième revêt l’inscription « à mon seul désir » : invitation à l’onanisme ? Déclaration féministe avant l’heure ? Le message est ambigu, nous dit Gaëlle Bourges. La licorne est généralement associée à la virginité – cet animal bien réel au Moyen-Age, qui était attiré par les vierges et encornait les filles qui ne l’étaient plus. Mais la tapisserie regorge aussi de lapins lubriques (trente-cinq).

C’est sur la dialectique entre l’apparent et le caché que décide de se pencher la chorégraphe. Trois des danseuses vêtissent la quatrième d’une robe de velours bleu et des appâts de l’époque – saisissant, magnifique (quel meilleur cours d’histoire ?). Seulement à la fin on s’aperçoit que la robe ne la couvre pas de derrière, et que le lourd tissu dévoile sa paire de fesse. Gaëlle Bourges a été strip-teaseuse après des études de lettres et d’anglais, elle a toujours dansé. Elle sait jouer avec la nudité. Nues, les filles le sont-elles vraiment ? L’animal n’est pas nu, car il est nu, dit Deleuze (citation reprise par la chorégraphe). La nudité de ces danseuses au corps gracile, longilignes, aux petits seins, épilées, est éminemment liée à l’idée de leur virginité adolescente. Dans le plus simple appareil, elles sont comme protégées du désir des spectateurs.

La fin est complètement psychanalytique – une vingtaine de danseurs nus comme des vers avec des masques d’animaux tressaillent ensemble sur de la musique techno tandis qu’une des filles chante une psalmodie.

Gaëlle Bourges explore les tréfonds de notre inconscient, elle creuse des contrées où on ose rarement s’aventurer.

https://vimeo.com/102610331

L’émancipation des benjamines – Sur Mustang et La Maison de Bernarda Alba

Curieuse coïncidence que d’aller voir deux soirs d’affilée La Maison de Bernarda Alba au français, et Mustang au cinéma. D’évidence, la mise en regard s’impose : de chaque côté, une famille de cinq soeurs. De chaque côté, l’absence de père, décédé. Et le curieux rôle dévolu aux mères, qui se font les agents – quasi policiers – d’une domination qui a perdu sa tête. C’est le plus frappant assurément, cette manière qu’ont les femmes de reprendre à leur compte la perpétuation de l’ordre établi, là où la vacance du pouvoir pourrait laisser songer à quelques évolutions. Dans la pièce de Federico García Lorca, Bernarda, la mère, est une femme autoritaire, sans coeur, qui fait pleurer ses filles et décrète un deuil de huit ans (une durée traditionnelle dans cette Espagne des années trente) sur sa maison. “Pendant les huit ans que durera le deuil, l’air de la rue ne doit pas pénétrer dans cette maison. Dites-vous que j’ai muré les portes et les fenêtres.” La metteuse en scène, Lilo Baur a décidé de représenter la demeure pas une grande grille en fer forgé, symbole peut-être de nos grilles mentales.

Rarement jouée – la dernière mise en scène connue remonte à 74 (avec Isabelle Adjani) – la pièce fait son entrée à la Comédie-Française. Censurée sous l’Espagne franquiste (Lorca l’écrit deux mois avant de se faire exécuter), elle est montée pour la première fois en 1945 au Teatro Avenida de Buenos Aires. Difficile de jouer en effet une pièce avec uniquement des femmes – elles sont une quinzaine sur le plateau. Peut-être aussi que la pièce de Lorca dérange toujours, là où on aimerait croire que cette condition féminine enfermée appartient au passé. Elle rentre en résonance avec le film Mustang qui sort en salle actuellement, en rappelant que dans une partie du monde cet enfer n’est pas un archaïsme. Lilo Baur montre l’évidente modernité du texte, qui concerne peut-être aussi bien la situation des femmes au Moyen-Orient que le carcan mental des femmes occidentales.

   Car La Maison de Bernarda Alba est une pièce sur l’aliénation. J’en tiens pour preuve les tentatives de la grand-mère, Maria-Josefa, de s’évader du cachot où sa fille la tient enfermée. “Je veux m’en aller d’ici Bernarda ! Pour me marier au bord de la mer, au bord de la mer !”. Cette réplique me fait penser à une nouvelle de Le Clezio où le narrateur s’enfonce dans les vagues, dans un geste sans retour. Pourtant elle se laisse reconduire sans broncher par Martirio, une de ses petites-filles. Elle a peur des chiens qui aboient dehors, ces bêtes que l’on nourrit chacun de nos terreurs et de nos fantasmes, qui nous empêchent d’aller au-dehors, vivre vraiment. 

Je suis attachée à ce personnage – certes très périphérique, que j’ai joué autrefois. J’ai longtemps espéré pouvoir basculer d’une jeunesse insouciante à une vieillesse sénile, qui m’éviterait de négocier l’impossible tournant du passage à l’âge adulte, et son cortège de responsabilités – celle de l’écriture d’abord, et d’un monde à porter.

   Le point commun de toutes ses filles – autant dans Mustang que dans Bernarda Alba, c’est leur désir d’homme. L’émancipation ne va pas avec une haine de la gente masculine, un désir d’indépendance, mais bien un désir immense, inarrêtable pour l’autre sexe. Sans hommes, les filles de Bernarda se dessèchent. Seule l’aînée, Angustias, pourra se marier à la mort de son père, ayant hérité d’une dot conséquente. Ses soeurs conspuent ce mariage d’argent “ A vingt ans déjà, elle avait l’air d’une perche en jupons ; alors, maintenant qu’elle en a quarante !”. D’autant qu’elle va épouser Pépé le Romano, le beau gosse du village. Toutes, elles sont mortes de jalousie. Martirio la vipère qui vole le portrait du fiancé à sa soeur. Magdalena la douce qui s’est résignée. Adela, la plus jeune, à qui la nouvelle du mariage apporte un coup. Ce sera la seule à tenter le destin, l’inéluctable. Cette cadette qui ne se résout pas à se voir enfermée (la joie de cette scène où elle étrenne sa robe verte – malgré les consignes du deuil – pour aller jouer dans la basse-cour avec les poules). Elle exulte de vie, et ira attendre Pépé à sa fenêtre, en chemise de nuit. Elle franchira la loi que personne ne doit briser, au risque de se voir mener aux oliviers avec une couronne d’épines (le sort des femmes qui couchent avec des hommes mariés). C’est la plus belle scène de la pièce, cette étreinte silencieuse et chorégraphiée qui s’achève sous une pluie délivrante – on pense à Pina Bausch. 

   La pièce pose la question de la domination, me semble-t-il, là où ces filles d’une famille bourgeoise sont enfermées et regardent accrochées à leur fenêtres les moissonneurs passés, en chantant. Lilo Baur a décidé d’incarner ces personnages qui ne sont qu’évoqués dans la pièce – Pépé, les journaliers ; peut-être pour mieux figurer ce désir de l’être absent. Faisant ainsi, elle va « contre » le texte de Lorca, qui les laisse à l’état de puissance imaginative, et fait rentrer un peu d’air dans ce huit-clos étouffant. La traduction de Fabrice Melquiot apporte elle aussi un vent de modernité dans cette interprétation.

Dans cette pièce, comme dirait Bourdieu, les dominants me semblent dominés par leur domination : les filles regardent avec envie les travailleurs passés, accompagnée par une gitane, sensuelle dans sa robe rouge, et qui semble plus libre (même prostituée) que cette condition féminine enfermée. Au-dehors, la vie coule vraiment, a l’air de dire Lorca, dans une vision empreinte d’un certain populisme (on pense à Dostoïevski et sa manière de considérer que l’âme russe appartient au peuple, qu’il y a une authenticité des classes populaires que les élites auraient perdu de vue). C’est le pari fou d’Adela, d’aller retrouver Pépé dans les roseaux, d’oser faire ce que ses soeurs n’ont pas su, pu tenter. Ca finira mal : Adela, destin tragique de l’émancipation féminine. 

Entre temps, il y a ce désir immense qui se déploie, qui la rend forte, puissante, lui fait tenir tête à sa mère, à la servante : “Allume quatre mille deux de Bengale sur la clôture de la maison. Personne n’arrêtera ce qui doit arriver.”, écrit Lorca, pour signifier cette loi inexorable du désir. 

   C’est aussi ce désir qui mue les filles de Mustang. Enfermées, dans une maison qui ressemble à une caserne, violées par leur oncle, obligées de porter des robes longues “couleur de merde”, elles trouvent un certain réconfort dans leur présence mutuelle. Leurs corps s’étendent et se mêlent au plus chaud de l’été, et leur rire – un rire de résistance – fait entrer un peu de vie dans ce quotidien asphyxié. Leur oncle ne leur permet jamais rien – comme Bernarda, c’est un monstre froid et autoritaire. C’est d’ailleurs parce que cette domination ne sait pas aménager des espaces de liberté qu’elle devient intenable (une des filles baise avec un inconnu dans la voiture sur un parking pendant que l’oncle fait un saut à la banque). Tout comme dans La Maison de Bernarda Alba, c’est le manque de compromission de la mère (qui refuse de marier ses filles à des hommes qui ne les valent pas) qui provoque le drame. Ce sont deux oeuvres sur le pouvoir, et même, plus que sur le pouvoir, sur la tyrannie (« La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre » écrit Pascal dans ses Pensées), là où les parents essayent de régenter le désir de leurs filles.

   La question de la domination masculine, c’est la question de la domestication de ce désir. La virginité acquiert alors une importance primordiale – dans Mustang, film turque, les parents demandent à voir le drap le lendemain des noces pour s’assurer qu’il est tâché de sang, comme l’exige la coutume. La fille, qui n’a pas saigné, est conduite à l’hôpital et dira au médecin qu’elle a couché « avec la Terre entière », alors qu’elle est encore vierge. Pour qu’on lui laisse la paix. Comme dans ces films où les innocents finissent par avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis, abdiquant sous la torture – ici la torture du quotidien, qui rend les parents méfiants de leur jeux innocents (jouer dans la mer toutes habillées avec des garçons leur vaudra un scandale dans le village et un test de virginité).

   Se résigner (à ne pas se marier chez Lorca, à se marier avec un homme qu’on n’aime pas dans le film de Deniz Gamze Ergüven), accepter la loi des hommes et des familles, rester à la maison, enfermées. Comme l’a montré Bourdieu dans La domination masculine, la division sexuelle est avant tout une répartition de l’espace entre l’intérieur dédié aux femmes et l’extérieur ouvert aux hommes. Dans Mustang, la conquête passe par cet extérieur : les filles s’enfuient pour aller regarder un match au stade (comme Adela va dehors rejoindre Pépé le Romano). La mère qui les voit à la télé se rend complice de cette escapade (mais n’est-ce pas avant tout pour préserver l’honneur), et défonce à coup de pierres le disjoncteur – on rit beaucoup. Tantôt capo, tantôt complice : voilà bien les deux faces de la domination. Cette mère qui, telle un chef d’atelier, bat ses filles pour leurs incartades et les défend devant leur oncle, comme un contremaître prend la défense des ouvriers devant le patron mais les réprimande en interne. 

   La force du film, c’est d’être attentif à la complexité du réel. Tout n’est pas noir au pays de la domination : certaines y trouvent leur compte, arrivent à allier amour et mariage obligé, comme la seconde des filles dans Mustang. Belle, cette scène du film où la mariée danse, pleinement épanouie, avec l’amour de sa vie. En contrepoint sa soeur, l’autre épousée de la soirée, qui noie son chagrin dans l’alcool, à qui la benjamine susurre l’idée de s’enfuir. Car la petite dernière sera, comme dans Bernarda Alba, la seule à résister à l’ordre établi, à s’enfuir. Elle apprend à conduire avec la complicité d’un homme – preuve que la gente masculine peut s’avérer être un allié de taille dans la conquête des libertés. Et va retrouver sa professeur à Istanbul : l’éducation, clef de l’émancipation ? Qu’est-ce qui fait que, quand on est l’aînée, on a à endosser un héritage dont les petits derniers sont plus souvent soulagés ? La place dans la fratrie ? Les enfants de la maturité sont-ils libérés des anxiétés de la reproduction d’une position sociale, de la sauvegarde d’un honneur ? Ils sont plus libres de réinventer le monde. 

La Maison de Bernarda Alba, de Garcia Lorca.

Jusqu’au 25 Juillet à la Comédie française.

Mustang, film de Deniz Gamze Ergüven.

En salle au cinéma.

Marie du Boucher

article publié sur Non fiction : http://www.nonfiction.fr/article-7664-theatrecinema__lemancipation_des_benjamines_de_la_domination_masculine.htm

« Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » – Sur L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère

Comment un livre qui raconte la vie d’un dangereux psychopathe a-t-il pu devenir un best-seller ? Est-ce au voyeurisme (le roman est tiré d’un fait divers) qu’on doit en imputer le succès ? Emmanuel Carrère, équivalent narratif des photo-reportages de Détective pour les classes moyennes cultivées ? La seule différence avec les classes populaires serait alors dans l’effort d’imagination que requiert la lecture (par rapport aux images).
Ma thèse ici est toute autre : comme tout bon roman, ce livre nous touche par sa portée universelle.

Vraiment ? Quoi de commun entre vous et cet homme qui a assassiné froidement femme et enfants ?

C’est que le livre porte sur un thème qui nous est à chacun familier : le mensonge.

Au départ, en effet, il n’y a qu’une petite tromperie : Jean-Claude Romand, qui ne s’est pas levé pour aller à son examen de médecine, dit à ses parents qu’il y est allé. Au lieu de rebrousser chemin ensuite, il persévère dans cette voie (qu’est-ce qui lui en coûte de perdre la face). Toute sa vie se construit sur ce mensonge : pour les siens, amis, famille, il sera médecin. Il a prétendument un travail, pour de vrai des enfants. Tous les matins, il part au boulot. Et cette question, exaltante, qui fait tenir le roman : comment le mensonge a-t-il pu tenir aussi longtemps ? Comment est-il parvenu à subvenir aux besoins de sa famille ? A quoi occupait-il ses journées ? Certes, il y a l’arnaque des parents, les heures passées sur le parking ou en forêt. Mais l’essentiel n’est pas là, semble nous dire Emmanuel Carrère. L’essentiel est dans le mensonge fait à soi-même, autant qu’aux autres.

C’est là que le roman touche à l’universel selon moi : dans quelle mesure esquivons-nous certaines questions, fuyons-nous certaines réalités, oblitérons certains faits ? Dans quelle mesure préférons-nous une vie confortable mais faite de mensonges à une réalité trop dure – dur l’amour, dur les sentiments, durs la prise de risque et l’échec ? En cela, le roman d’Emmanuel Carrère me fait penser au théâtre d’Ibsen, à ce théâtre qui dévoile avec la plus grande cruauté les pensées inavouées, les désirs enfouis, les envies secrètes – au sein du couple, d’abord.

Qu’est-ce qui est réel, de la vérité et du mensonge ? Le mensonge n’a-t-il pas lui aussi sa part de réalité ? Y a-t-il une vérité des sentiments ? C’est les questions que pose aussi la série The Americans, sur un couple d’espions russes infiltrés aux Etats-Unis. Ils ne se sont pas choisis, ils ont été assignés l’un à l’autre par le KGB, et pourtant ils se retrouvent, par delà leurs histoires, leurs liaisons, leurs affaires. Ils sont mariés et ils ont des enfants, et cela devient plus réel que leurs histoires d’amour d’antan.

L’histoire de Jean-Claude Romand, c’est une tragédie moderne. D’abord par le caractère inéluctable du dénouement : le personnage principal se sait pris au piège, attend la précipitation de la fin en espérant un miracle. Jusqu’à l’époque moderne, le tragique reposait sur certaines lois que l’on ne pouvait enfreindre : loi du sang, lois des mariages décidés en haut lieu qui contrevenaient aux lois du coeur. La révolution est passée par là, et son cortège de libertés. On se sent tellement mieux. Pourtant, rien n’a changé. Le plus souvent, on hérite encore de la situation sociale de ses parents, on aime quelqu’un de son milieu. On est passé de la loi extérieure, au refoulement (Freud) ou à l’auto-contrainte (Elias), deux mots pour une même chose, l’intériorisation de la loi. Quelle est alors cette liberté de pacotille, cette doxa libérale qui nous assène que l’on peut devenir qui on veut, épouser n’importe qui, alors que les statistiques démontrent le contraire ?
Car l’histoire de Jean-Claude Romand, c’est aussi le récit d’un homme frustré, qui prétend être ami avec les plus grand PDG devant sa maîtresse pour l’impressionner. C’est un homme séduit par les mirages que la société fait miroiter : succès, argent facile, bonheur conjugal et femmes partout.

L’ombre qui plane sur le personnage, c’est celle de l’impossible sincérité. Même une fois le drame explosé, la supercherie révélée, Jean-Claude Romand continue à mentir, sur des détails, racontant n’importe quoi. Sa conversion, sa repentance même demeurent suspectes : sont-elles vraies ? L’adversaire, nous dit Carrère, un surnom qu’on donnait autrefois au diable, se loge en nous-même, dans cette impossible sincérité à l’égard de soi-même.

Avec ce roman, Carrère inaugure un style : il parle à la première personne. Ce qui se fait aux Etats-Unis depuis un moment, il est le premier à le faire en France. Il raconte à quel point il a été long à accoucher de ce livre, ne sachant par quel angle le prendre, pour finalement abandonner la fiction, et en faire un reportage, à partir du procès de Jean-Claude Romand qu’il a couvert. C’est ce qui a fait son succès : la mise en abîme de nos petits complexes, de nos travers petits bourgeois, de nos espoirs, l’horizon de nos attentes. Le style n’est pas soigné, et pourtant on se laisse prendre, on tourne les pages sans y penser : c’est un bon roman. Surtout, se dégage dans l’écriture cette vérité auquel Jean-Claude Romand ne peut prétendre : la définition de soi-même.

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