L’amour, dernière arnaque de la domination masculine ?

Elfriede Jelinek, auteure autrichienne prix Nobel de littérature en 2004 propose dans Shatten, Eurydike sagt (Ombre : Eurydice parle en français) une relecture féministe du mythe d’Orphée. Katie Mitchell en a fait un spectacle, au titre éponyme, présenté récemment au théâtre de la Colline. Une pièce dont il aurait été honnête de préciser qu’elle est montée d’après le texte de Jelinek, mais « d’après » seulement, car la britannique prélève quelques fragments de ce texte long et dense, et en livre une interprétation singulière.

L’histoire est contée du point de vue de la femme, pour changer, et c’est sa voix intérieure qu’on entend. Orphée est toujours musicien, mais il a troqué sa lyre contre un micro de rock star. Eurydice est écrivaine, ou plutôt voudrait l’être (« Ce que je veux, je ne le peux et ce que je ne peux, je le veux : écrire »). Elle a un manuscrit sur le feu, mais doit constamment s’occuper de son compagnon, personnage narcissique et angoissé qui la réclame à ses côtés.

Il y a bien une piqure de serpent dans la suite de l’histoire, Eurydice meurt et va au royaume des ombres (aka l’enfer). Orphée, perclus de douleur, n’arrive pas à faire son deuil. Jelinek mobilise ici le langage de la psychanalyse (lui même issu de l’économie) : « l’investissement » dans un « objet », en jouant sur le sens de ce dernier terme (l’objectification dont les femmes sont victimes – processus que Simone de Beauvoir avait déjà mis au jour dans Le deuxième sexe en 1949).

Orphée ne se résigne pas à laisser partir Eurydice. Il part donc la chercher dans l’au-delà. C’est la suite qui diverge par rapport au mythe, tel qu’il fut rapporté par Ovide. Dans les Métamorphoses, le poète latin écrit : « Orphée […] la reçoit sous cette condition, qu’il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu’à ce qu’il soit sorti des vallées de l’Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. […] Ils n’étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » (trad. GF-Flammarion, 2001). Chez Katie Mitchell, Eurydice ne tend pas les bras, au contraire c’est elle qui lâche la main d’Orphée (celui-ci se retourne alors). La britannique s’éloigne en cela du texte de Jelinek, où, si Eurydice n’a clairement pas envie de remonter à la surface, c’est l’égotrip de son mari qui tient à la prendre en photo qui la renvoie dans l’au-delà. Chez Mitchell, c’est donc une sorte de suicide, même si techniquement c’est Orphée qui la tue une seconde fois. Elle retourne alors au royaume des ombres. Mais ombre, justement, n’est-ce pas ce qu’elle a toujours été, elle qui vivait « à l’ombre » de son mari chanteur ? Et n’est-ce pas le lot commun des femmes qui choisissent pour compagnon homme plus riche, plus intelligent, plus grand, bref, « plus » et « mieux » qu’elles (ce qu’on appelle l’hypergamie, phénomène structurel, dont une des conséquences est qu’une partie des hommes de classes populaires et des femmes de classes supérieures sont célibataires, logique de l’appariement oblige).

Préférer la mort à l’amour.

Le suicide serait alors la seule manière de s’abstraire des rapports de domination. L’œuvre de Jelinek est en effet toute entière parcourue de cette vision du monde qui oppose dominés et dominants. Il ne semble pas y avoir d’autre échappatoire que cette forme de retrait – radical – du monde.

L’interprétation qu’en fait Mitchell est légèrement différente, car au bout de son périple, ayant finalement gagné la paix en retournant au royaume des ombres, Eurydice se met à écrire. En cela, on peut rapprocher la pièce d’un livre de David Le Breton paru en 2015 : Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Le sociologue y examine les formes de « blancheur », cet « état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou la pénibilité d’être soi », qui peut prendre des formes connotées négativement – que l’auteur prend garde à ne pas pathologiser – (anorexie, drogue, dépression, maladie d’Alzheimer) ou positivement, comme la marche et l’écriture. Elles sont induites par l’injonction à être – ou à devenir – soi-même, l’infinie liberté qui offerte à l’individu contemporain et la pression que fait reposer sur lui la responsabilité de cette liberté (voir ici pour un excellent compte-rendu de cet ouvrage). Or l’enfer qu’Eurydice préfère à la vie de couple dans la pièce de Mitchell semble moins être la mort que cette forme de blancheur, puisque dans la pièce, l’héroïne décide de rester une ombre pour pouvoir écrire, justement. Elle ne peut exister par elle-même qu’en se détachant de l’autre, elle ne peut parler en sa voix propre qu’en s’éloignant du chanteur qui a détruit le silence. Elle conquiert cette « solitude essentielle » dont parlait Blanchot (dans L’espace littéraire) nécessaire au geste créateur. Et l’interprétation de Mitchell n’est peut-être pas abusive en cela que le texte de Jelinek apparaît fondamentalement, après lecture, comme un texte sur l’écriture, sur ce « rien » répété inlassablement tout au long de la pièce, et sur la disparition du « je », qui peut faire penser aux propos de Blanchot sur l’œuvre renvoyant à un « rien sans je ».

Assignée au rôle de femme vorace, Eurydice préfère donc disparaître. Seulement, le glissement que l’on opère ainsi entre Jelinek et Le Breton n’est pas anodin : préférer la mort aux rapports de domination ou s’absenter de soi-même parce que l’on n’arrive plus à faire face à la pression d’être un individu autonome, ou qu’on n’accepte plus d’être assigné à un rôle, est-ce tout à fait la même chose ? D’autant que l’amour (qui unit –supposément – Orphée et Eurydice) n’est-il pas ce miracle qui suspend l’exercice de la domination justement ? Bourdieu écrit ce qui reste la plus belle page – sociologique – sur le sujet (en accès libre ici), en postscriptum à un livre pourtant intitulé La domination masculine, où il explique notamment que c’est l’amour reçu et donné qui permet de se sentir justifié dans l’existence – citant Sartre. Mais n’est-il pas lui-même l’archétype – à l’instar d’un André Gorz – de l’homme puissant à l’ombre duquel vécu sa femme (qui connaît Madame Bourdieu ?) ? Ces deux grands penseurs de gauche discoururent sur le sujet. Gorz est l’auteur de la magnifique Lettre à D., parue en 2006, où il dit son amour à celle qui est alors sa compagne depuis cinquante-huit ans, avec laquelle il se suicida un an plus tard (et dont David Geselson a fait une adaptation remarquable l’an dernier au théâtre, sous le titre Doreen). Et oui, c’est là une attaque ad hominem. Au moins, ces deux là ne se montrent pas ingrats du dévouement de leur compagne.

Deux commentaires tout de même sur le texte de Bourdieu. Passons sur la remarque : « Mais il [ l’amour ] existe assez, malgré tout, surtout chez les femmes » (sic). L’idée du couple comme communauté autarcique, si elle est très romantique (et vouée inéluctablement à l’échec comme l’illustre si bien le roman d’Albert Cohen, Belle du Seigneur), semble complètement oblitérer le fait que le couple s’inscrit toujours dans une société, en l’occurrence patriarcale. Le couple, comme forme institutionnalisée (ou effective) de l’amour, est sûrement le lieu où la domination masculine s’expérimente le plus intimement, même s’il est peut-être aussi le lieu de tous les braconnages (pour reprendre le terme de Michel de Certeau), c’est-à-dire de toutes les ruses et tactiques de résistance ; subversion de l’intérieur et de la base même du système.

L’autre formule à interroger est la suivante : « Il [ le sujet amoureux ] remet librement sa liberté à un maître qui lui remet lui-même la sienne, coïncidant avec lui dans un acte de libre aliénation indéfiniment affirmé ». Si on reconnaît bien là la style – inimitable – du maître, la dialectique semble confiner ici au sophisme. Historiquement, anthropologiquement, l’homme s’est constitué en sujet désirant, et la femme en objet de ce désir (pour en revenir à Beauvoir). Or, « peut-on désirer sans dominer ? » titre ce mois-ci Philosophie Magazine (tout le dossier est excellent). La relation amoureuse est (était ?) en cela profondément asymétrique. L’horizon de l’émancipation aujourd’hui, pour les femmes, c’est bien de se constituer en sujet de leur désir. Reste encore à s’interroger sur la construction sociale de ce désir, et notamment l’hétéronormativité qui le régit (pourquoi les femmes préfèrent-elles – en majorité – les hommes, grands, riches, intelligents, « plus » et « mieux » qu’elles donc ?).

Se sauver de l’amour ou par l’amour ? Jelinek vs Goldman.

En 1906, Emma Goldman, une anarchiste américaine qui s’exilera en Russie en 1917, écrit un court texte intitulé « La tragédie de l’émancipation féminine » (en libre accès sur le site du Monde diplomatique ici). Elle met en garde la femme de son temps contre ce qu’elle perçoit comme un égarement du mouvement féministe : « la crainte que l’amour la dépouillera de sa liberté ou de son indépendance ». Véritable plaidoyer en faveur de l’amour, elle y voit la source de la richesse de l’âme, la seule manière de résoudre cette question : « comment être soi-même et cependant se trouver en unité avec autrui, comment se sentir en profonde communion avec tous les êtres humains et conserver intactes ses qualités propres ? »

Un siècle sépare les textes de Goldman et Jelinek. La femme assume toujours la majorité des tâches domestiques, subit la charge mentale (qu’on pourrait aussi étendre au domaine sexuel où elle est toujours socialisée à donner du plaisir plus qu’à en recevoir), ne touche pas une rémunération égale à celle des hommes et voit sa carrière s’interrompre ou se ralentir quand elle met au monde un enfant. « Maintes et maintes fois, on a prouvé irréfutablement que les vieilles relations matrimoniales réduisaient la femme aux fonctions de domestique de l’homme et de procréatrice de ses enfants. » écrivait Goldman en 1906, la démonstration ne semble pas avoir été réfutée depuis. Est-ce pour cela que le féminisme de Jelinek s’attaque à l’amour comme dernière invention piégeuse de la domination masculine ? En effet, le propos qu’elle place dans la bouche d’Eurydice : « ne pas être aimé, la plus belle chose entre toutes. Mais le fin du fin est de ne pas être aimé et de ne pas aimer » s’oppose frontalement à celui de l’auteure américaine : « le droit le plus vital c’est celui d’aimer et d’être aimée ».

Goldman reprochait aux féministes de son temps leur conception « froide » des rapports humains (avec une certaine nostalgie du romantisme et des rapports chevaleresques). C’est aussi l’adjectif que l’on retrouve dans la plupart des critiques de la mise en scène de Katie Mitchell (qui présentait récemment Schatten au théâtre de la Colline). Froide, voir glaçante. « Le spectacle reste glacial » écrit Fabienne Darge dans Le Monde, « Katie Mitchell signe deux spectacles froids, cliniques » dit Olivier Panseri dans le billet consacré à Schatten et à La maladie de la mort (une adaptation du texte de Duras) sur son blog (Mediapart). En effet, le spectacle de la britannique, brillant du point de vue de la réalisation technique, est dépourvu d’émotions. On pourrait aussi convoquer Toni Erdmann, ce film de Maren Ade sorti en 2016 qui a connu un large succès, à la fois critique et publique. Le personnage féminin, Ines, une femme d’affaires émancipée, aux pratiques sexuelles pour le moins étranges, a glacé le sang de plus d’un spectateur. Son père, drôle de trublion, ne ménageait pas ses efforts pour la dérider.

Sociologie de la réception : déconstruire le terme de froideur.

Faut-il alors « s’émanciper de l’émancipation » comme le préconise Goldman ? Ou faut-il s’employer à déconstruire sociologiquement ce terme de froideur (qui ne veut pas dire grand chose si l’on y réfléchit bien) ? Etre froide, ce serait être dénuée d’émotions. Or comme l’a montré Arlie Russel Hochschild, c’est aux femmes qu’incombe souvent le « travail émotionnel ». On exige d’elles qu’elles soient souriantes, chaleureuses (son travail porte notamment sur les hôtesses de l’air). La sociologue américaine dessine d’ailleurs des voies de résistance à l’idéologie dominante dans le non respect des « règles de sentiment » (voir ici pour son article théorique – un peu ardu – sur le sujet). Une rapide recherche Google « femme glaciale » ne donne pas grand chose (passés les premières publicités pour des polaires). Cependant, on peut noter dans les premiers résultats qui apparaissent des choses assez intéressantes. Par exemple, sur Femmezine, un article intitulé « Séduction : cinq conseils qui marchent ! » où il est spécifié : « Enfin, soyez souriante ! Les hommes détestent les femmes glaciales et hautaines. Ils préfèrent les femmes chaleureuses et avenantes. Et vous êtes tellement jolie quand vous souriez… » (sic). La presse féminine constitue toujours un corpus de choix pour saisir les injonctions faites aux femmes. « Glaciales et hautaines » donc. Dans un sens un peu vieilli, hautain est synonyme d’élevé. Ce qu’on reproche ici aux femmes, n’est-ce pas de se montrer supérieures ? De transgresser des règles sociales, anthropologiques qui les assignent à une place inférieure à celle de l’homme ? Or, si les femmes ne doivent pas être glaciales, il ne faut pas non plus qu’elles soient trop « chaudes », au risque de passer pour des « chaudasses », c’est-à-dire des allumeuses ou des filles faciles. On voit l’étroitesse de leur marge de manœuvre, là où l’homme, lui, a toujours un espace plus vaste pour vivre et penser.

Un autre résultat, sur le forum de Auféminin (ici), fournit un échantillon assez singulier des stéréotypes attachés aux normes de genre. Les femmes se vivent comme plus « sensibles » que les hommes, elles confessent avoir l’impression de s’être faites avoir en tombant amoureuse de ceux qui visiblement ne cherchaient qu’une aventure sans engagement et s’efforcent de rester « glaciales » avec leur nouveau compagnon. Mais cette maîtrise de leurs émotions leur coûte (c’est un bon exemple du travail émotionnel dont parle Hochschild), et celles qui leur répondent, les conseillent, leur enjoignent de se laisser aller à l’amour, qui serait la vie vraiment vécue. Or ce « penchant naturel » à l’amour peut être compris comme le fruit d’une socialisation aux émotions, que les femmes ont pour rôle de prodiguer aux hommes.

Enfin, un des premiers résultats de cette recherche Google, sur linternaute.com, recense des jugements de lectrices sur Cécilia Sarkosy (ici), qui est dépeinte comme une femme « froide », « hautaine », « glaciale », qui ne sourit pas, etc. « Pour certains lecteurs, la Première dame n’a rien de la brûlante femme fatale ou de la chaleureuse mère de famille. ». Ici c’est la femme de pouvoir qu’on critique, ambitieuse et calculatrice. Le terme de froideur peut alors également renvoyer à l’expression très connue de Marx (reprise dans le texte de Bourdieu sus-cité) « les eaux glacées du calcul égoïste ». La femme glaciale serait celle qui penserait d’abord à son intérêt propre, qui vivrait pour elle et non pour les autres, une sorte d’homo œconomicus au féminin. Ce qui lui serait reprochée, alors que les hommes sont épargnés de cette opprobre, pour les raisons que l’on a vues. En cela, il n’est pas anodin que le personnage du film de Maren Ade, Ines, soit une femme et non un homme. Un homme d’affaires sans cœur aurait beaucoup moins ému les foules.

Féminisme et (néo)libéralisme.

Et il est vrai qu’un certain féminisme s’accommode assez bien du néolibéralisme. Car dans ce régime, les discriminations sont économiquement inefficaces. Le texte – proprement hallucinant pour l’époque – de John Stuart Mill paru dans ce même numéro de Philosophie Magazine en atteste. Il n’est pas anodin que le père du libéralisme soit aussi un des premiers hommes féministes. Il est aussi l’exemple d’un couple visiblement équilibré, avec sa femme Harriet Taylor Smith. Leur deux textes se répondent (respectivement L’asservissement des femmes et L’affranchissement des femmes), même si le second, publié antérieurement, eut bien moins d’audience. La logique du marché tend donc à les faire disparaître (tout comme les discriminations fondées sur la race, l’orientation sexuelle, etc.). Mais comme le montrait magistralement cet article de Walter Benn Michaels (auteur de La diversité contre l’égalité), se battre pour combattre les inégalités de salaire entre hommes et femmes, entre Blancs et non-Blancs, entre hétéro et homosexuels, c’est souvent perdre de vue la lutte pour la réduction des inégalités entre classes supérieures et classes populaires, dominants et dominants, capitalistes et prolétaires (c’est-à-dire substituer le combat pour la diversité à celui pour l’égalité). Il est d’ailleurs flagrant que, concernant les tâches domestiques, la « libération » de la femme blanche aisée, passe par l’exploitation de femmes précaires, souvent immigrées, peu ou pas diplômées, etc. La domination de l’homme sur la femme est remplacée par l’exploitation de femmes précaires par des femmes dominantes dans l’espace social (d’où l’importance d’une approche intersectionnelle, c’est-à-dire qui pense ensemble les dominations de genre, de race et de classe ; ou, pour reprendre un slogan de Nuit Debout, de la « convergence des luttes »).

L’ordre économique se trouve ainsi légitimé dans le néolibéralisme à partir du moment où les ultra riches sont une élite composite à l’image du corps social. Et dans ce combat, droite néolibérale et gauche néolibérale (on risque l’oxymore) se rejoignent, au point d’avoir du mal à se démarquer l’une de l’autre.

Il y aurait alors une tension entre marxisme et féminisme. A moins d’envisager que l’infériorisation des femmes fait partie de l’exploitation capitaliste. C’était le propos d’un autre spectacle, Le monde renversé (du collectif Marthe), présenté au théâtre de la cité internationale il y a peu. Les quatre comédiennes « complétaient » les thèses de Marx et Foucault (qu’elles grimaient de façon hilarante dans un fausse rencontre en bord de plateau à la fin de la représentation), en montrant notamment que le contrôle du corps des femmes avait permis la production de cette « armée de réserve », dont on sait le rôle qu’elle joue chez Marx pour discipliner le prolétariat (qui croît à l’ombre du chômage). Le capitaliste exploite le travailleur, mais aussi la femme dans la production de ce travailleur. Ce spectacle réjouissant visait notamment à combler « l’oubli » de Foucault qui ne parle pas de la figure de la sorcière dans son Histoire de la sexualité, alors que les chasses aux sorcières au Moyen-Age sont les premiers exemples de cette emprise sur le corps des femmes (celles qui avaient des pouvoirs, une connaissance du corps humain qui leur permettait notamment de contrôler les naissances). N’en déplaise à Goldman, ne pas faire d’enfant, dans cette optique, est un geste militant qui vise à priver le capitalisme de chair fraîche.

La foi et l’amour.

Mais ne faut-il pas remonter à la mort proclamée de Dieu pour rendre compte de la difficulté à aimer dans le monde contemporain ? Dans Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, une pièce d’Ivan Viripaev, un des personnages masculins indique ainsi qu’il est devenu difficile pour la femme de se choisir un maître.

Ou plutôt, n’est-ce pas cette capacité à vivre pour quelque chose de plus grand que soi que nous avons perdue avec la fin des grandes idéologies du vingtième siècle – une foi pouvant en remplacer une autre ? Or l’amour n’exige-t-il pas de pouvoir s’oublier pour s’abandonner à l’autre, de vivre à deux, c’est-à-dire de se dessaisir de sa personne. Or l’individu est sommé aujourd’hui de devenir l’entreprise de lui-même, de gérer son image de marque, d’optimiser son employabilité : c’est une banalité de dire que nous vivons le règne de l’individu roi. C’est cette individualité, à assumer et promouvoir, qui semble si pesante à Eurydice. L’écriture (dans l’interprétation de Mitchell) permet alors une absence à soi-même. Or c’est peut-être ce qui sépare Goldman de Jelinek. L’auteure autrichienne dresse le portrait d’une femme qui décide de mourir à soi-même, personnage que Mitchell « sauve » en la faisant vivre pour l’écriture, et non pour et par un homme (père, mari, …).

Procédés de distanciation et déconstruction de la domination masculine.

Pour finir, on peut revenir sur le réception du spectacle de Katie Mitchell. Pour être exacte, il faut citer Fabienne Darge de manière plus extensive. Dans sa critique du Monde, elle écrit : « le spectacle reste glacial et percutant, d’une intensité imparable jusqu’à la dernière seconde ». Dans sa bouche, ou plutôt, sous sa plume, l’adjectif glacial n’est donc pas connoté négativement.

Si le spectacle est « froid », c’est que Katie Mitchell use d’un procédé de distanciation brechtienne (qui paraît tout à fait pertinent vu que c’est une des influences majeures de Jelinek). Celui-ci opère de trois manières. D’abord par le dédoublement entre la comédienne qui joue Eurydice – qui ne parle pas, et la narratrice enfermée dans une cabine vitrée à l’avant-scène gauche, qui fait entendre au micro la voix intérieure de l’héroïne. Le deuxième élément de ce procédé tient au fait que les scènes jouées par les comédiens sur le plateau sont filmées, montées et retransmises en direct sur un écran au-dessus de la scène. Mitchell pousse ainsi très loin une nouvelle forme théâtre-cinéma (à l’instar d’une Christiane Jatahy), avec ce qu’il faut bien appeler une virtuosité technique. Enfin, le spectacle est joué en allemand par les comédiens (excellents) de la Schaubühne. Il y a ainsi un triple dédoublement entre le corps et la voix, l’image et sa représentation, l’allemand et les sous-titres en français. Cette distanciation, si elle éloigne le spectacle d’une représentation tire-larmes, sert le propos de la déconstruction de la domination masculine. Elle permet de représenter les contradictions (ici entre amour et émancipation, ou entre amour et écriture) dans lesquelles résident les possibilités de transformation, fidèle en cela à la politisation des consciences recherchée par l’auteur allemand.

Et, en fait d’émotions, n’y a-t-il pas une vraie joie – intellectuelle – à comprendre, saisir l’histoire vécue par Eurydice, et par là-même à s’emparer de son propre destin ? En cela, pour paraphraser Stanley Cavell, on pourrait s’interroger : « Le théâtre nous rend-ils (elles) meilleur(e)s ? »

 

 

Insomnie et mauvaise conscience, deux cas d’étude : Macbeth (Shakespeare) et Pièce en Plastique (Von Mayenburg)

Curieuse coïncidence que d’aller voir deux soirs d’affilée Macbeth (à l’Odéon, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig) et la Pièce en plastique montée par les tg STAN sous le titre Quoi/Maintenant (avec en prélude la courte pièce de Jon Fosse Dors mon petit enfant). Quatre siècles séparent les deux œuvres, et pourtant on peut les rapprocher de par l’interprétation qui est faite de l’insomnie.

Chez Shakespeare, c’est Lady Macbeth, qui, ayant poussé son mari au crime, devient somnambule et sombre dans la folie. « Elle a plus besoin d’un prêtre que d’un médecin » dira celui qui est appelé à son chevet. Mais n’est-ce pas le cas des générations contemporaines ? En France, en 2012, 18% des 18-75 ans ont eu recours au moins une fois à un psychotrope. La mort de Dieu est entérinée, on se tourne maintenant vers la médecine, lui demandant de nous soulager de tous nos maux. Mais est-elle à même de résoudre le problème de l’existence de l’homme sans dieux, c’est-à-dire sans boussole morale à l’heure où le néolibéralisme érige le profit en valeur ultime (et ne pose aucune barrière à la quête effrénée de tous les plaisirs, sinon celle de l’argent) ? Longtemps cette interrogation est demeurée problématique, si on prend par exemple l’œuvre de Dostoïevski, où la question se pose de manière récurrente, et se clôt généralement par un suicide (comme dans Les Possédés).

Dans la dernière pièce de Marius Von Mayenburg, le dramaturge allemand (parfois dépeint comme le « Tchekhov de notre temps ») dresse le portrait d’un couple de bobos sujets à l’insomnie. Ils travaillent trop – lui comme médecin, elle comme assistante d’un artiste – et en viennent à engager une femme de ménage pour se délester des tâches du quotidien. Une situation qu’avait prophétisée André Gorz dans Les métamorphoses du travail (1988), prévoyant la dualisation du marché du travail entre des emplois de maîtres et des emplois de serviteurs. Le coût d’opportunité des premiers (la somme qu’ils perdent en ne travaillant pas une heure) les conduisant à déléguer aux seconds les tâches domestiques. Gorz y voyait là le retour à une forme de domesticité qu’on croyait enterrée. Ces emplois, qui par essence ne peuvent pas être délocalisés, sont tout ce qu’il reste au peuple, promis à une nouvelle servitude.

Peut-on être de gauche et avoir une femme de ménage ?

On pourrait résumer ainsi la problématique de Pièce en plastique. Michael et Ulrike sont progressistes, ouverts (du moins en apparence). Ils engagent Jessica Schmitt pour nettoyer, faire la cuisine et veiller sur leur fils pré pubère. Son arrivée dans leur maison, leur « sanctuaire » aseptisé (lieu de repli face aux turpitudes du monde), va faire cependant voler en éclats les faux-semblants. Plusieurs incidents viennent ainsi émailler la pièce. Le premier, c’est de l’argent qui traîne. Ulrike s’emmêle dans une diatribe où elle reproche à son époux l’inconvenance de ce qui aurait pu être une hypothétique mise à l’épreuve de leur femme de ménage. Impensé numéro un : les pauvres sont des voleurs.

La maîtresse de maison voudra ensuite « libérer » (car on ne dit plus licencier) son employée, jugeant qu’elle « pue ». La haine des pauvres se fait ici plus explicite. Michael se retrouve ainsi dans la position délicate de devoir demander à Jessica qu’elle prenne une douche chez eux avant de commencer à travailler. Celle-ci n’a d’autre choix que d’accepter. L’asymétrie de la parole, entre les circonvolutions des maîtres et le « ok » cinglant de la femme de ménage se fait in fine à l’avantage de cette dernière. Celle-ci est, tout au long de la pièce, dans une posture d’écoute, pleine et entière. Sa parole, succincte, est droite, par rapport aux louvoiements de ses employeurs, empêtrés dans l’impensé de leurs préjugés.

De la possibilité d’aimer en régime capitaliste

C’est aussi la seule à même de prodiguer un geste d’affection à Michael lors d’une de ses crises d’angoisse nocturne. D’abord réticente (« Je ne préfère pas »), elle finira par céder à la demande son maître (« Pourriez-vous me prendre dans vos bras ? »). Ressuscitant par là le désir, éteint depuis longtemps. Comme dans La longue et fabuleuse histoire du commerce de Pommerat (voir ici), c’est la ratée qui est aussi la seule à pouvoir donner un peu d’amour. Comme si la possibilité même de l’amour était menacée en régime capitaliste, et que seuls les laissés pour compte avaient préservé cette capacité, cette part d’humanité dont sont amputés les vainqueurs de la mondialisation, qui ont du étouffer en eux cette part sensible pour pouvoir vaincre, justement. En effet, Ulrike semble bien incapable d’autre chose que d’accabler son mari de reproches. Et leur enfant ingrat apparaît surtout comme un mal aimé.

Cela retombera sur l’employée, puisque le fils les surprend, caméra au poing, et diffuse le film lors d’un dîner qui clôt la pièce. La maîtresse congédiera alors Jessica, dans une sorte de justice sociale réaliste où les pauvres ont toujours tort.

Dynamitage des processus de légitimation

Pour revenir à l’épisode de l’argent qui traînait dans la maison, cela donne lieu à un dialogue sur la valeur de l’argent pour les uns et pour les autres, Ulrike arguant que, pour Jessica, « 20 euros c’est beaucoup », elle pourrait aller chez le coiffeur ou s’acheter une crème de soin (alors que pour elle, comprenez… ). Tout en insistant sur le fait que l’argent, ils ne peuvent pas se permettre de le jeter par les fenêtres ou de laisser penser à leur femme de ménage qu’ils le peuvent. Ulrike raconte alors à Jessica les années où Michael et elle étaient étudiants, lui devant travailler la nuit, ayant du mal à joindre les deux bouts, pour lui montrer qu’elle connaît la valeur de l’argent. Et légitimer sa position sociale, quand, désignant sa maison, elle s’exclame : « tout cela ne s’est pas fait tout seul » (comprendre : à force de travail). A quoi Jessica réplique : « je n’ai pas fait d’études ». Un pavé dans la marre du mythe de la méritocratie et du mérite individuel, qui souligne l’asymétrie de la situation.

Cette femme de ménage, qui prendra un exemple très concret pour expliquer le principe de la division au fils mal aimé de la maison, et vient démentir par là même un autre préjugé, porté par ce dernier : elle ne peut rien comprendre aux maths.

Misérabilisme et populisme au théâtre

Si le misérabilisme des classes supérieures est ainsi taillé en pièces (dans une autre scène, Ulrike cède à Jessica ses « vieux » vêtements qu’elle ne met plus, l’obligeant même à essayer une robe), le populisme[1] en prend aussi pour son grade, quand le patron d’Ulrike, l’artiste plasticien Haulupa, décide d’ériger en œuvre d’art le travail de Jessica – qu’il trouve sexy dans les habits de sa maîtresse, en faisant une installation où elle nettoierait de la graisse. L’épisode des sacs de vêtements qu’Ulrike destinait aux conteneurs de la Croix Rouge donne lieu à une séquence hilarante (mais ô combien violente) où Haulupa imagine un défilé de mode au Soudan du Sud où les corps émaciés porteraient les nuisettes de son assistante, et, tombant dans la poussière, ne manqueraient pas de provoquer des photos inoubliables.

La pièce comporte ainsi une charge allègre contre une certaine forme d’art contemporain perdu dans des recherches conceptuelles et se regardant lui-même (à travers notamment les mises en abyme qui clôturent la pièce).

Mais Von Mayenburg ne s’arrête pas là et égratigne toute la bien-pensance de gauche. Des végétariens et autres esprits soucieux de leur empreinte carbone, dont il montre dans une diatribe sans concession que si on en pousse la logique jusqu’au bout, autant s’arrêter tout de suite de manger et mourir pour alléger la planète (avec des images cinglantes comme « les camps de concentration » d’où proviennent nos œufs). L’humanitaire en prend un coup également, Michael qui a toujours rêvé de rejoindre Médecins sans frontières panique alors qu’il a finalement été accepté pour une mission en Afrique, voyant sa mort prochaine dans les virus et bactéries qui ne manqueraient pas de l’infecter. Haulapa lui fait remarquer que son projet n’a pour but que d’améliorer son CV, alors que Michael admet qu’il fait surtout ça pour essayer de regagner un peu de l’estime de sa femme. Celle-ci conspue son projet, et le somme à plusieurs reprises de « prendre ses responsabilités » – de père, et de médecin là où il habite, arguant qu’une vie occidentale n’a pas moins de prix qu’une vie africaine. Haulapa a lui aussi son plaidoyer, que chacun ait le droit au luxe, quand il se fait attaquer par son ami sur son mode de vie.

L’insomnie du couple est alors un symptôme. A la fois le signe d’une intensité capitalistique où le sommeil n’a plus de raison d’être : on ne consomme rien, on ne produit rien quand on dort (voir par exemple l’essai de Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil). Mais aussi d’une certaine mauvaise conscience de gauche, quand on participe de près ou de loin aux processus d’exploitation.

Critique et critique de la critique

Jessica Schmitt, docile, accède à toutes les demandes de ses maîtres, même si elle proteste d’abord (contre le tutoiement condescendant que lui impose Ulrike par exemple, qui ne tardera pas à lui raconter par le menu sa vie sexuelle). Von Mayenburg ne ménage aucun horizon de révolte : Jessica ne se retourne pas contre ses maîtres, elle acquiesce, soumise, et on devine trop bien l’horizon du chômage (Ulrike évoque une file de jeunes filles propres quand elle songe à la renvoyer la première fois). Une satire au vitriol sur le mépris social que les tg STAN prennent un malin plaisir à présenter au théâtre de la Bastille, devant un public qui compte sans doute plus de Michael et d’Ulrike que de Jessica.

Cependant, on peut s’interroger sur la charge politique du texte de Mayenburg (connu pour son engagement et la critique de ses contemporains), et le choix des tg STAN de monter une telle pièce, sous le titre Quoi/Maintenant. En dépeignant les formes les plus grossières du mépris social, ne lave-t-on pas de tout soupçon le spectateur qui ne saurait se reconnaître dans le couple Michael/Ulrike ? Or il existe des formes plus insidieuses de ce mépris, entre personnes occupant des positions proches dans l’espace social. Ce sont même les micro-différences qui exacerbent la compétition sociale et la préservation de son pré carré, favorisant l’émergence d’un mépris social dont la fonction principale est de maintenir ceux qui nous sont immédiatement inférieurs à leur place (et de leur rappeler). Ces formes là, qui de nous peut dire qu’il/elle en est exempt ?

La pièce, en se concentrant sur le couple de maîtres, ne se donne pas les moyens d’une pensée complexe des rapports de domination. L’intériorité de Jessica n’est jamais donnée à voir. Si son verbe succinct est crédible en terme de réalisme, montrant l’inégale répartition des compétences langagières au sein de l’espace social, il aurait été possible de dégager des monologues où le spectateur aurait eu accès à ses pensées, sa manière de vivre les humiliations de ses maîtres et éventuellement d’y faire face.

Finalement – et c’est un comble pour ce collectif, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un théâtre bourgeois, vaudeville burlesque qui égratigne les spectateurs sans les provoquer plus avant. Il faut tout de même reconnaître que, comme d’habitude avec les tg STAN, c’est hilarant, la palme revenant à Damiaan De Schrijver, colosse monumental qui joue le rôle de l’adolescent (et celui de l’artiste Haulupa). La manière qu’ils ont eu (et ont toujours) de renouveler le jeu théâtral, de déconstruire le quatrième mur, de travailler à la table (sans répétition à proprement parler donc), d’entrer et de sortir de leur personnage, pour donner l’impression d’un théâtre en train de se faire, déconstruisant ainsi l’illusion théâtrale a été abondamment documentée (voir ici pour une modeste contribution). Mais on les a connus plus subversifs, par exemple dans leur mise en scène d’Art (de Yasmina Reza) l’an dernier, toujours au théâtre de la Bastille (leur havre à Paris), où ils faisaient entendre une dimension du texte qui n’avait pas résonnée jusque là : celle d’un mépris social justement qui fait voler en éclats une amitié, au sujet de l’art contemporain. Paradoxalement, le texte de Reza (pourtant plus inoffensif à première vue) sonnait plus politique que celui de Mayenburg aujourd’hui. L’art et la vie, les deux thèmes de prédilections de ces comédien-ne-s, dont un des spectacles phares est l’adaptation théâtrale du film de Louis Malle, My dinner with Andre (1981) : un chef d’œuvre.

Notons cependant que le texte de Mayenburg est monté par les tg STAN accolé à celui de Jon Fosse, Dors mon petit enfant, qui sert de prélude à la pièce du dramaturge allemand. Cette court pièce métaphysique (quatre comédiens se demandent où ils sont, sans qu’on sache très bien s’ils ont atterri dans l’au-delà ou sur une scène de théâtre) est joué de manière prosaïque, donnant à entendre ce texte difficile – voir incompréhensible. Mis en regard de Pièce en plastique, il donne une autre dimension au spectacle.

Quoi/Maintenant, jusqu’au 9 février au Théâtre de la Bastille. 

Macbeth, jusqu’au 10 mars au théâtre de l’Odéon. 

[1] Cf. Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Paris, Le Seuil, 1989.

Les fils de la terre

Que faire de l’héritage familial ? L’endosser, ou le refuser ? Ce sont les questions qui se posent à Sébastien, le personnage principal des Fils de la Terre. Celui-ci doit hériter de l’exploitation familiale, avec ses vaches… et ses dettes. Dans le monde paysan, l’héritage revêt une dimension qu’il n’a pas ailleurs : on ne lègue pas seulement de l’argent, ou de l’immobilier, mais une existence toute entière, un rapport à la Terre. Sébastien est pris en étau entre son désir d’ailleurs et l’humeur massacrante de son père, qui veut le voir reprendre l’exploitation, et le fustige de ne pas travailler assez. Le problème, c’est que Sébastien a goûté à la liberté lors de son CAP. Il n’est pas un paysan, a dit un vieux du village.

Cette pièce est l’adaptation au théâtre d’un documentaire d’Edouard Bergeron, maintes fois primé, sur le monde des petits agriculteurs en France. Le réalisateur, lui même fils de paysan et petit-fils de paysan, a vu son père se suicider. Son reportage est un moyen d’exorciser, bien sûr. Il invente un espace pour échapper aux conditions économiques pesantes qui planent sur le métier de petit exploitant aujourd’hui. En effet, si la pièce s’intéresse au versant intime de l’histoire de Sébastien (sa relation à son père notamment), le documentaire expliquait les conditions macro-économiques qui pèsent sur le moral des agriculteurs : avec la baisse du prix du lait, ils sont obligés de vendre à perte. Ce sont ces paramètres structurels qui pèsent psychologiquement sur l’esprit des « fils de la terre ».

Face à l’héritage, deux voies se dessinent donc. Le refuser, et s’inventer une autre vie (c’est le choix fait par Edouard Bergeron, devenu journaliste). Ou l’endosser, comme le fait Sébastien qui revient finalement à l’exploitation après une tentative de suicide et un séjour en hôpital psychiatrique, larguant copine et bébé pour mieux renouer avec sa destinée. L’intelligence – du documentaire et de la pièce – c’est de ne pas trancher. Pari réussi pour Elise Noiraud qui parvient à parler du monde paysan sur la scène d’un théâtre parisien avec subtilité !

L’émancipation des benjamines – Sur Mustang et La Maison de Bernarda Alba

Curieuse coïncidence que d’aller voir deux soirs d’affilée La Maison de Bernarda Alba au français, et Mustang au cinéma. D’évidence, la mise en regard s’impose : de chaque côté, une famille de cinq soeurs. De chaque côté, l’absence de père, décédé. Et le curieux rôle dévolu aux mères, qui se font les agents – quasi policiers – d’une domination qui a perdu sa tête. C’est le plus frappant assurément, cette manière qu’ont les femmes de reprendre à leur compte la perpétuation de l’ordre établi, là où la vacance du pouvoir pourrait laisser songer à quelques évolutions. Dans la pièce de Federico García Lorca, Bernarda, la mère, est une femme autoritaire, sans coeur, qui fait pleurer ses filles et décrète un deuil de huit ans (une durée traditionnelle dans cette Espagne des années trente) sur sa maison. “Pendant les huit ans que durera le deuil, l’air de la rue ne doit pas pénétrer dans cette maison. Dites-vous que j’ai muré les portes et les fenêtres.” La metteuse en scène, Lilo Baur a décidé de représenter la demeure pas une grande grille en fer forgé, symbole peut-être de nos grilles mentales.

Rarement jouée – la dernière mise en scène connue remonte à 74 (avec Isabelle Adjani) – la pièce fait son entrée à la Comédie-Française. Censurée sous l’Espagne franquiste (Lorca l’écrit deux mois avant de se faire exécuter), elle est montée pour la première fois en 1945 au Teatro Avenida de Buenos Aires. Difficile de jouer en effet une pièce avec uniquement des femmes – elles sont une quinzaine sur le plateau. Peut-être aussi que la pièce de Lorca dérange toujours, là où on aimerait croire que cette condition féminine enfermée appartient au passé. Elle rentre en résonance avec le film Mustang qui sort en salle actuellement, en rappelant que dans une partie du monde cet enfer n’est pas un archaïsme. Lilo Baur montre l’évidente modernité du texte, qui concerne peut-être aussi bien la situation des femmes au Moyen-Orient que le carcan mental des femmes occidentales.

   Car La Maison de Bernarda Alba est une pièce sur l’aliénation. J’en tiens pour preuve les tentatives de la grand-mère, Maria-Josefa, de s’évader du cachot où sa fille la tient enfermée. “Je veux m’en aller d’ici Bernarda ! Pour me marier au bord de la mer, au bord de la mer !”. Cette réplique me fait penser à une nouvelle de Le Clezio où le narrateur s’enfonce dans les vagues, dans un geste sans retour. Pourtant elle se laisse reconduire sans broncher par Martirio, une de ses petites-filles. Elle a peur des chiens qui aboient dehors, ces bêtes que l’on nourrit chacun de nos terreurs et de nos fantasmes, qui nous empêchent d’aller au-dehors, vivre vraiment. 

Je suis attachée à ce personnage – certes très périphérique, que j’ai joué autrefois. J’ai longtemps espéré pouvoir basculer d’une jeunesse insouciante à une vieillesse sénile, qui m’éviterait de négocier l’impossible tournant du passage à l’âge adulte, et son cortège de responsabilités – celle de l’écriture d’abord, et d’un monde à porter.

   Le point commun de toutes ses filles – autant dans Mustang que dans Bernarda Alba, c’est leur désir d’homme. L’émancipation ne va pas avec une haine de la gente masculine, un désir d’indépendance, mais bien un désir immense, inarrêtable pour l’autre sexe. Sans hommes, les filles de Bernarda se dessèchent. Seule l’aînée, Angustias, pourra se marier à la mort de son père, ayant hérité d’une dot conséquente. Ses soeurs conspuent ce mariage d’argent “ A vingt ans déjà, elle avait l’air d’une perche en jupons ; alors, maintenant qu’elle en a quarante !”. D’autant qu’elle va épouser Pépé le Romano, le beau gosse du village. Toutes, elles sont mortes de jalousie. Martirio la vipère qui vole le portrait du fiancé à sa soeur. Magdalena la douce qui s’est résignée. Adela, la plus jeune, à qui la nouvelle du mariage apporte un coup. Ce sera la seule à tenter le destin, l’inéluctable. Cette cadette qui ne se résout pas à se voir enfermée (la joie de cette scène où elle étrenne sa robe verte – malgré les consignes du deuil – pour aller jouer dans la basse-cour avec les poules). Elle exulte de vie, et ira attendre Pépé à sa fenêtre, en chemise de nuit. Elle franchira la loi que personne ne doit briser, au risque de se voir mener aux oliviers avec une couronne d’épines (le sort des femmes qui couchent avec des hommes mariés). C’est la plus belle scène de la pièce, cette étreinte silencieuse et chorégraphiée qui s’achève sous une pluie délivrante – on pense à Pina Bausch. 

   La pièce pose la question de la domination, me semble-t-il, là où ces filles d’une famille bourgeoise sont enfermées et regardent accrochées à leur fenêtres les moissonneurs passés, en chantant. Lilo Baur a décidé d’incarner ces personnages qui ne sont qu’évoqués dans la pièce – Pépé, les journaliers ; peut-être pour mieux figurer ce désir de l’être absent. Faisant ainsi, elle va « contre » le texte de Lorca, qui les laisse à l’état de puissance imaginative, et fait rentrer un peu d’air dans ce huit-clos étouffant. La traduction de Fabrice Melquiot apporte elle aussi un vent de modernité dans cette interprétation.

Dans cette pièce, comme dirait Bourdieu, les dominants me semblent dominés par leur domination : les filles regardent avec envie les travailleurs passés, accompagnée par une gitane, sensuelle dans sa robe rouge, et qui semble plus libre (même prostituée) que cette condition féminine enfermée. Au-dehors, la vie coule vraiment, a l’air de dire Lorca, dans une vision empreinte d’un certain populisme (on pense à Dostoïevski et sa manière de considérer que l’âme russe appartient au peuple, qu’il y a une authenticité des classes populaires que les élites auraient perdu de vue). C’est le pari fou d’Adela, d’aller retrouver Pépé dans les roseaux, d’oser faire ce que ses soeurs n’ont pas su, pu tenter. Ca finira mal : Adela, destin tragique de l’émancipation féminine. 

Entre temps, il y a ce désir immense qui se déploie, qui la rend forte, puissante, lui fait tenir tête à sa mère, à la servante : “Allume quatre mille deux de Bengale sur la clôture de la maison. Personne n’arrêtera ce qui doit arriver.”, écrit Lorca, pour signifier cette loi inexorable du désir. 

   C’est aussi ce désir qui mue les filles de Mustang. Enfermées, dans une maison qui ressemble à une caserne, violées par leur oncle, obligées de porter des robes longues “couleur de merde”, elles trouvent un certain réconfort dans leur présence mutuelle. Leurs corps s’étendent et se mêlent au plus chaud de l’été, et leur rire – un rire de résistance – fait entrer un peu de vie dans ce quotidien asphyxié. Leur oncle ne leur permet jamais rien – comme Bernarda, c’est un monstre froid et autoritaire. C’est d’ailleurs parce que cette domination ne sait pas aménager des espaces de liberté qu’elle devient intenable (une des filles baise avec un inconnu dans la voiture sur un parking pendant que l’oncle fait un saut à la banque). Tout comme dans La Maison de Bernarda Alba, c’est le manque de compromission de la mère (qui refuse de marier ses filles à des hommes qui ne les valent pas) qui provoque le drame. Ce sont deux oeuvres sur le pouvoir, et même, plus que sur le pouvoir, sur la tyrannie (« La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre » écrit Pascal dans ses Pensées), là où les parents essayent de régenter le désir de leurs filles.

   La question de la domination masculine, c’est la question de la domestication de ce désir. La virginité acquiert alors une importance primordiale – dans Mustang, film turque, les parents demandent à voir le drap le lendemain des noces pour s’assurer qu’il est tâché de sang, comme l’exige la coutume. La fille, qui n’a pas saigné, est conduite à l’hôpital et dira au médecin qu’elle a couché « avec la Terre entière », alors qu’elle est encore vierge. Pour qu’on lui laisse la paix. Comme dans ces films où les innocents finissent par avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis, abdiquant sous la torture – ici la torture du quotidien, qui rend les parents méfiants de leur jeux innocents (jouer dans la mer toutes habillées avec des garçons leur vaudra un scandale dans le village et un test de virginité).

   Se résigner (à ne pas se marier chez Lorca, à se marier avec un homme qu’on n’aime pas dans le film de Deniz Gamze Ergüven), accepter la loi des hommes et des familles, rester à la maison, enfermées. Comme l’a montré Bourdieu dans La domination masculine, la division sexuelle est avant tout une répartition de l’espace entre l’intérieur dédié aux femmes et l’extérieur ouvert aux hommes. Dans Mustang, la conquête passe par cet extérieur : les filles s’enfuient pour aller regarder un match au stade (comme Adela va dehors rejoindre Pépé le Romano). La mère qui les voit à la télé se rend complice de cette escapade (mais n’est-ce pas avant tout pour préserver l’honneur), et défonce à coup de pierres le disjoncteur – on rit beaucoup. Tantôt capo, tantôt complice : voilà bien les deux faces de la domination. Cette mère qui, telle un chef d’atelier, bat ses filles pour leurs incartades et les défend devant leur oncle, comme un contremaître prend la défense des ouvriers devant le patron mais les réprimande en interne. 

   La force du film, c’est d’être attentif à la complexité du réel. Tout n’est pas noir au pays de la domination : certaines y trouvent leur compte, arrivent à allier amour et mariage obligé, comme la seconde des filles dans Mustang. Belle, cette scène du film où la mariée danse, pleinement épanouie, avec l’amour de sa vie. En contrepoint sa soeur, l’autre épousée de la soirée, qui noie son chagrin dans l’alcool, à qui la benjamine susurre l’idée de s’enfuir. Car la petite dernière sera, comme dans Bernarda Alba, la seule à résister à l’ordre établi, à s’enfuir. Elle apprend à conduire avec la complicité d’un homme – preuve que la gente masculine peut s’avérer être un allié de taille dans la conquête des libertés. Et va retrouver sa professeur à Istanbul : l’éducation, clef de l’émancipation ? Qu’est-ce qui fait que, quand on est l’aînée, on a à endosser un héritage dont les petits derniers sont plus souvent soulagés ? La place dans la fratrie ? Les enfants de la maturité sont-ils libérés des anxiétés de la reproduction d’une position sociale, de la sauvegarde d’un honneur ? Ils sont plus libres de réinventer le monde. 

La Maison de Bernarda Alba, de Garcia Lorca.

Jusqu’au 25 Juillet à la Comédie française.

Mustang, film de Deniz Gamze Ergüven.

En salle au cinéma.

Marie du Boucher

article publié sur Non fiction : http://www.nonfiction.fr/article-7664-theatrecinema__lemancipation_des_benjamines_de_la_domination_masculine.htm

Rester humain : réflexion sur le capitalisme contemporain

Sur La longue et fabuleuse histoire du commerce de Joël Pommerat.

Acte 1. L’action se situe dans les années 60.
Franck est jeune, inexpérimenté. Il a une copine, ils veulent s’installer ensemble. Du coup, il a besoin d’argent. C’est son oncle qui le recommande pour le job. Ce dernier est VRP, il fait du porte à porte. Il travaille en équipe, et l’équipe décide de faire confiance à Franck : il aura sa chance.
Seulement, il ne parvient pas à vendre. Il n’est pas du genre à mettre le pied dans la porte. Il rentre bredouille tous les jours ; c’en est décourageant. Pour lui remonter le moral, les autres vont jusqu’à lui préparer une vente. Ils convainquent un couple de petits vieux d’acheter, il suffit d’y retourner le lendemain pour signer.
Mais Franck va refuser de faire la vente. Il se rend compte que ce couple de miséreux ne veut pas vraiment acheter ; chacun des deux veut simplement faire plaisir à l’autre. Quand il apprend aux autres vendeurs ce qu’il a fait, ceux-ci sont effondrés : « Explique-moi comment tu vas pouvoir te regarder en face après ce que tu nous as fait ? » lui dit Michel. « Moi j’ai envie de rester humain ! » répond Franck, qui les accuse de tromper le client. Franck c’est l’idéaliste, le pur. « Le communiste », comme disent les autres avec mépris (« Non, je suis pas communiste… Même si je trouve qu’il y a des idées très bien dans leur façon de voir »).

Pourtant, tout bascule quand Franck comprend qu’il ne s’agit pas de vendre, mais de rendre un service ; pas d’extorquer de l’argent, mais de se rendre utile. Pour commencer, il faut bannir le mot vente de son vocabulaire : les vendeurs n’ont pas bonne presse dans notre société, on leur ferme la porte au nez.
« Tu ne vends jamais, enlève-toi ça de la tête, ce mot-là ! Après avoir pénétré, tu continues à t’intéresser aux gens ! Tu les écoutes te raconter leur vie, tu aimes ça, leur vie ! Tu les aimes ! Ils deviennent tes amis… Et à la fin, quand ils commenceront à t’aimer toi aussi, alors là, c’est là que tu vas leur rendre un grand service…! Tu vas accepter de mettre à leur disposition ton produit. En échange, ils vont te donner un peu d’argent, mais c’est toi qui vas leur faire une faveur, pas eux… C’est toi qui vas leur rendre un service considérable à ces gens-là… Tu comprends ? » le harangue André.

Lorsque Franck entend qu’il s’agit moins de vendre que d’aider son prochain, quelque chose se débloque en lui. Il devient un très bon vendeur. Bon, parce qu’il fait tous les jours de nombreuses ventes. Mais bon aussi moralement, et – c’est indissociable, parce qu’il rentre en empathie avec le client. On pense là à L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, où Max Weber montre que l’admission dans les sectes baptistes fonctionne comme un certificat de moralité rentable pour le commerce. Moralité et sens des affaires vont de pair.

Le deuxième acte se passe dans les années 2000. Entre deux, Mai 68 est passé par là. Franck est devenu un cadre dynamique ; il forme quatre hommes plus âgés que lui au porte à porte, auquel il est désormais rompu. La symétrie est parfaite. Il essaye de leur faire réaliser ce que lui-même a compris des années plus tôt : « t’es pas là pour vendre ! T’es là pour aider des gens, t’es là pour rendre service à des gens, c’est pour ça que t’es là… » assène t-il à Claude. Les vieux pourtant n’y parviennent pas : ils ne font aucune vente. Alors Franck leur remonte les bretelles.

Les vieux se réveillent et concluent une vente. Tous, sauf Daniel, que les autres décident d’abandonner. Ils ne vont pas supporter un poids mort dans leur équipe, ils ont des bouches à nourrir. Daniel, c’est néanmoins le seul qui reste avec Franck, le leader, qui, tout à coup s’effondre quand sa petite amie le quitte ; il lui manifestera un geste de bienveillance, lui donnant une petite tape amicale alors que les autres sont trop pressés de retourner bosser. C’est le seul qui reste proprement humain.

Alors Pommerat, apologie du loser ? Célébration du raté, celui qui refuse d’abandonner cette part de lui devenue trop encombrante avec les années. « Vous savez, le déclic dans ces cas-là, moi je dirais que c’est comme de devoir se séparer d’une partie de soi-même… Une partie qui est devenue un poids… Une partie de soi qu’on aime bien malgré tout et dont on n’arrive pas à se défaire… Et c’est ça le problème… ». « On a tous en nous quelque chose de Tennessee » chante Johnny. On pense là à ces comédies américaines, récemment prises d’affection pour les personnages de lourdauds sympathiques qui finissent par sortir avec la plus belle fille du coin – en particulier celles de Judd Apatow. Car, signe annonciateur d’une récupération à venir, ceux-ci finissent toujours pas réussir. Cette manœuvre n’a au fond peut-être pour but que de rendre la réussite plus acceptable, dans une société minée par les inégalités. Les ratés, ces nouveaux hérauts du capitalisme. Bientôt il faudra se targuer de ses échecs en entretien d’embauche. C’est une question que l’on pose d’ailleurs (« Racontez un de vos échecs »), cela rend plus humain. Chez Pommerat, les ratés sont ceux qui ne sont pas complètement aliénés. Daniel est le seul à être capable d’un geste de bienveillance à la fin de la pièce quand Franck se fait larguer. Dans Les Marchands, c’est la femme qui ne travaille pas, celle qui reste à la maison toute la journée, désoeuvrée, qui sauve le travail des autres en sacrifiant son enfant.

Cette question n’est pas anodine, elle montre la capacité du capitalisme à se nourrir de ce qui lui est étranger. Comme un monstre assoiffé de sang neuf, celui-ci se repait de forces vives, assimilant ce qui lui était extérieur jusque là – telle la comtesse Báthory qui se baignait dans le sang versé de jeunes vierges pour conserver éternellement la beauté de la jeunesse. Au début de la pièce, l’auteur insiste bien : les vieux vendeurs cherchent un jeune qui ne soit pas un roué du métier. Avec les habitués ça ne marche pas – symptôme de l’essoufflement du système (« on voulait pas quelqu’un de trop expérimenté dans la vente… On a déjà essayé, ça marche pas »).

C’est cette capacité de renouvellement du capitalisme qui semble au cœur de la pièce de Pommerat. Entre le premier et le second acte, les années 60 et les années 2000, que s’est-il passé sinon cette récupération par le capitalisme de la critique artiste et de la critique sociale qui lui étaient adressé en mai 68 ? Cette mutation, analysée par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, reprend à son compte la recherche de l’authenticité et le langage de l’amour.

C’est ainsi que ce qu’il y a de plus pur chez l’homme (« vous jouez avec ce qu’il y a de plus pur dans le rapport avec les gens, vous jouez avec les sentiments… » dit Franck au début au début de la pièce se trouve corrompu, aliéné, détourné. Dans cette pièce, les femmes quittent les hommes. C’est l’absence d’amour dans le monde contemporain que l’auteur décrie peut-être. On apprend à Franck qu’il ne faut compter sur personne.

L’intelligence de la pièce réside pourtant dans cette mise en garde contre un certain discours victimatoire de gauche. Dans le second acte, Franck s’adresse aux vieux qui n’arrivent pas à vendre : « vous n’avez absolument pas envie d’y arriver… En fait vous êtes très contents d’être comme vous êtes…! Des victimes ! Victimes des autres, victimes des évènements, victimes de la crise, victime du système ! Et de la société… Et c’est très confortable pour vous… (Solennellement, calmement.) Je vais vous dire les gars : vous êtes sinistres…! Vous êtes ratés ! Minables…! Et vous vous êtes très bien conditionnés dans vos têtes pour rester ratés, minables et sinistres toute votre vie… Rester au niveau zéro… Si ça se trouve, ça vous excite, même ! Et ça vous rassure ! Je suis désolé d’avoir cru en vous les gars… Je vous ai réveillés… Je vous ai dérangés, en fait… Rendormez-vous, les mecs… Surtout vous réveillez pas, vous risqueriez de faire quelque chose de surprenant une fois dans votre vie, et ça serait terrible…! ». Contre le poids des déterminismes, Pommerat donne envie de croire dans le pouvoir de l’exception, avec son personnage de vendeur épanoui. Seulement cette prise en main du destin se fait ici au service du commerce. Sans commerce, point de vie (on pense à la Mère Courage de Brecht). Il faut vendre, il faut dépenser, sinon c’est la récession. C’est le discours d’un capitalisme triomphant qui a désarmé la critique : « Il n’y a pas d’alternatives ».

Dans ce monde, seul l’échec est peut-être alors encore authentique. Si on pense au paysage littéraire français, il est signifiant que d’un Emmanuel Carrère à un Michel Houellebecq, la figure qui triomphe soit celle du raté (l’auteur de Limonov perclu de complexes par rapport à son sujet, le second soignant visiblement son air hagard et défait). Le « rester humain » de Pommerat entre alors en résonnance avec le « Rester vivant » de Houellebecq poète, comme la mince possibilité qu’il reste pour exister. Seulement, là où rester vivant ne recouvre qu’un instinct de survie qui ne distingue pas l’homme de l’animal, Pommerat pose une autre exigence pour l’homme, celle d’assumer son humanité.

Lev Dodine, à la russe comme à la folie.

Ces jours-ci se joue La Cerisaie au théâtre Monfort (dans le cadre du festival Le Standard idéal de la MC93, qui se tient hors les murs, la salle étant en travaux).

A Paris, l’année 2015 sera russe ou ne sera pas : outre Platonov (mis en scène par Les Possédés à la Colline), il y a Ivanov (mis en scène par Luc Bondy à l’Odéon, avec Michal Lescot) et La Cerisaie donc, trois pièces de Tchekhov ; sans compter Les estivants de Gorki au français et L’Idiot, le roman de Dostoïevski adapté au théâtre par Vincent Macaigne au théâtre de la Ville en octobre, et monté au théâtre des Déchargeurs en ce moment.

Qu’est-ce que les russes ont à nous dire ? J’avais souligné, dans un précédent billet, le caractère très contemporain du théâtre de Tchekhov. Dans La Cerisaie, la question qui est soulevée est celle de la liberté. Question relativement récente pour l’auteur : le servage a été aboli en 1861, la pièce date de 1904. Pourtant, il semble qu’on n’en a pas fini aujourd’hui avec cette « catastrophe » :

Firs : « Avant la calamité, c’était la même chose. Le hibou hululait, et le samovar bourdonnait, ça n’arrêtait pas. »
Gaev : « Avant quelle calamité ? »
Firs : « La liberté ! ».

Firs, le valet, a d’ailleurs décidé de rester servir auprès de ses maîtres. (Avant, maîtres et valets étaient séparés, maintenant tout le monde se mélange, on ne s’y retrouve plus). Qu’allons-nous faire de cette liberté ? Les aristocrates vaquent, dissertent sur le sens de la vie et leur mélancolie. Un tas de gens se trouvent inoccupés en Russie (mais n’est-ce pas le cas de nos sociétés aussi qui connaissent des forts taux de chômage ?). Seul Lopakhine, fils et petit-fils de serf, semble travailler. Il incarne la figure du bourgeois. Car La Cerisaie est une pièce sur les transformations à l’oeuvre dans la Russie du début du vingtième siècle : le déclin de l’aristocratie et l’ascension de la bourgeoisie. En cela, on peut la rapprocher du film de Visconti, Le Guépard. Ici aussi, il est question d’alliance entre les deux classes. La mère, Lioubov, voudrait que Lopakhine épouse sa fille Varia. Seulement Lopakhine élude, esquive, dit des plaisanteries. Il est trop occupé à faire carrière pense Varia. Dodine fait la démonstration (peut-être un peu trop appuyée) que c’est plutôt parce qu’il aime depuis toujours Lioubov. Le parti pris est alors de dessiner une relation de séduction à la Mademoiselle Julie, entre une maître et celui qui reste – en dépit de tout son argent – un moujik. On peut d’ailleurs regretter le jeune âge de Ksenia Rappoport, qui la rend peu crédible en Lioubov, femme mariée, ayant quitté son mari pour un autre, après avoir perdu un enfant : bref, en femme qui a vécu.

Lopakhine essaye de convaincre Lioubov de couper la Cerisaie, de construire des datchas sur les parcelles et de les louer – essor du tourisme de masse. « Des villas et des estivants, c’est tellement vulgaire, excusez-moi ». Il faut que tout change pour que rien ne change écrivait Lampedusa, l’auteur du Guépard. Ici, l’aristocratie ne se résout à aucun compromis et plonge dans l’inaction, attendant un héritage miraculeux ou l’aide d’une grande tante qui ne viendra pas. Finalement, c’est Lopakhine qui rachète le domaine à la vente aux enchères, le domaine où on servi ses aïeux, où ils n’étaient pas autorisés à entrer dans la cuisine. Fin de l’acte III, c’est le climax de la pièce, Lopakhine rentré au domaine se lance dans une danse endiablée devant les anciens propriétaires, la danse du capitalisme triomphant – l’acteur, Danila Kozlovski, est une star en Russie, qui fait aussi du cinéma. La salle est subjuguée.

C’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans cette expérience de théâtre en russe (trois heures) : la tension dramatique. Nulle part ailleurs, je n’ai été absorbée par le plateau autant que dans les mises en scène de Dodine. Il faut voir le poids des silence, des instants de danse, pour mesurer l’attention du public. S’il fallait expliquer à des élèves ce qu’est l’art dramatique, alors les emmener au théâtre voir cette pièce vaut toutes les définitions. C’est ce moment où ce qui se joue devant vos yeux devient plus réel, plus important que le quotidien de nos vie, le moment où l’on atteint à la vérité à travers la fiction, ce que j’ai expérimenté pendant dix ans à travers la lecture, et que je retrouve aujourd’hui au théâtre (à chaque âge ses loisirs).

Et puis il y a le plaisir. C’est lent à venir, c’est normal, c’est le plaisir. On reçoit une petite secousse, et puis ça repart, on pense que c’est fini. Et ça revient, comme une vague immense de chaleur qui rayonne sous votre peau. Votre corps que vous croyiez refroidi, mort, se réchauffe un petit peu. « Il faut tomber amoureux ! » dit Tchekhov. Hé bien assister à la Cerisaie, c’est connaître le sentiment amoureux. C’est peut-être s’y préparer, c’est vivre un peu.

Enfin, il y a les applaudissements. Si pendant la pièce, on rit un peu, il est difficile de ne pas sentir affleurer les larmes à la fin. Parce que l’émotion submerge tout, et d’abord celle de sentir ce plaisir partagé. Les gens se mettent debout, devant Dodine. Il y a quelques bravi, mais la plupart restent sans voix. Il y a quelque chose de très digne, comme si pendant quelques heures, on nous avait parlé de ce qui fait notre commune humanité. Et on se tient debout, la troupe applaudit aussi, ça dure un moment, cette communion.

Pourquoi n’arrive-t-on pas à vivre ? Parce que nous sommes des empotés, dit Firs. Les personnages de Tchekhov sont fiers, ils ont snobé la vie, et quand ils s’en rendent compte, c’est trop tard, elle a passé.
Tchekhov se montre sévère vis-à-vis de Trofimov, éternel étudiant qui veut éclairer l’humanité de ses grandes idées : « Je suis au-dessus de l’amour !  » « Vous n’êtes pas au-dessus de l’amour, vous n’êtes qu’un propre à rien, comme dirait Firs. Ne pas avoir de maîtresse, à votre âge ! ». Il faut vivre, semble nous intimer Tchekhov.

Comme dans Ivanov, le seul remède semble être le travail : « Nous devons cesser de nous admirer. Et travailler, un point c’est tout. ». Tchekhov écrit : « Quand je travaille longtemps, sans me reposer, mes pensées se font plus légères et il me semble que moi aussi, je sais pourquoi j’existe. »

La Cerisaie, c’est aussi une pièce sur la déchirure, sur la fin d’un monde, la perte d’une maison. C’est ce qu’on ressent aussi, quand Lioubov demande à grappiller un instant. Pendant toute la pièce, elle essaiera de demander à ce qu’on lui accorde un moment, pour boire son café. Manière de gagner du temps face à l’inéluctable, seule manière de résister individuellement face à des changements de fond. « Encore une minute… je vais m’asseoir. Il me semble que je n’ai jamais vu comment sont les murs de cette maison, ni le plafond, je les regarde à présent avec avidité, avec un amour si tendre… » s’exclame Lioubov à la fin : c’est peut-être le dernier cri d’amour de Tchekhov à la vie, qui meurt quelques mois après avoir écrit ces lignes.

Ivanov, héros très contemporain

C’est un Ivanov dépressif, fatigué, malade qui se joue à l’Odéon – et s’oppose en tous points au Platonov énergique et solaire des Possédés à la Colline. La traduction d’André Markowicz et Françoise Morand le rend très actuel.

« A vingt ans, d’office, nous sommes tous des héros, nous entreprenons tout, nous pouvons tout, et à trente, nous sommes déjà fatigués, nous ne sommes plus bons à rien ».

Le personnage de Tchekhov est à l’image de ce paysan, qui, pour épater les filles, a chargé ses épaules de deux sacs de blé. Son dos s’est brisé, il en est mort.

Ivanov jeune était illuminé, charismatique, passionné, passionnant. Il endosse une révolte trop lourde pour lui, sous le poids de laquelle il ploie. Peut-être se rebelle-t-il contre l’ordre établi, plus sûrement contre la médiocrité de ses pairs. Lui qui s’était senti au-dessus de tout le monde, il n’a plus de quoi vivre.

Il s’en prend à sa femme, il devient méchant. Elle assiste – impuissante et coupable – à son échec (ses parents l’ont déshéritée quand elle les a quittés). Mais pouvait-il en être autrement ? « Le réel est l’asymptote des possibles » écrit Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer.
Sa femme n’est pas encore morte des suites de sa maladie qu’il la délaisse, et sort le soir, pour tromper son mal-être.

L’amour même le sauvera-t-il ? Sacha veut l’éloigner de ses gouffres, tromper son ennui. L’amour, non, mais la séduction oui, qui fait miroiter un instant l’infini des possibles. Telle la sylphide, le rêve s’évanouit cependant au moment où il tente de l’attraper entre ses mains : si tôt fiancé, ses vieux démons le reprennent, il ne regarde même plus Sacha. Toute deuxième chance est illusoire, semble vouloir dire Tchekhov.

Sacha : « Nikolaï Alexéïévitch, je vous comprends. Votre malheur vient de votre solitude. Vous avez besoin d’avoir après de vous un être que vous aimiez et qui vous comprenne. Seul l’amour peut vous régénérer. »

Ivanov : « Et quoi encore ma petite Sacha ! Il ne manquerait plus que ça, moi, un vieux coq mouillé, j’entame un nouveau roman ! Dieu me préserve d’un malheur pareil ! Non, ma petite lumière, ce n’est pas le roman, la solution. Je le dis comme devant Dieu, je supporterais tout : l’angoisse, la psychopathie, la ruine, la perte de ma femme, la vieillesse prématurée, et la solitude, mais ce que je ne supporterais pas, qui me serait intolérable, ce serait de me moquer de moi-même. »

Il y a dans Ivanov un double mouvement, entre l’envie de s’en sortir et la résignation, entre naïveté et cynisme, volonté de faire des vers et peur du ridicule. Car le plus important, au fond, reste de préserver sa dignité. Il n’y a, pour cela, qu’un échappatoire : le suicide – qui clôt la pièce.

Ivanov est peut-être une pièce sur la jeunesse, écrite à l’âge où l’on sent qu’elle a passé : « Les fleurs reviennent au printemps, mais la joie ne vient pas ». Il ne reste à l’homme qu’à chanter ses douleurs. Et à se remettre au travail, dit Tchekov.

Marie du Boucher

Ivanov, au théâtre de l’Odéon du 7 avril au 3 mai 2015
http://www.theatre-odeon.eu/fr/2014-2015/spectacles/ivanov

Cabale et Amour – Lev Dodine

Lev Dodine est au théâtre russe ce qu’Ostermeier est au théâtre allemand : un monstre. Son théâtre, à Saint-Pétersbourg, ne désemplit pas, où tous les soirs on fait ripaille – il a en Russie la notoriété d’une rock star. En France, il fait de plus en plus d’émules, et c’est un public conquis qu’il est venu saluer samedi soir à la MC 93.

Le texte, pourtant, n’était pas évident à monter dans une France contemporaine plus intéressée par les conflits intérieurs du psychisme humain que par le grand romantisme. La pièce de Schiller, en effet, n’a rien à envier à Roméo et Juliette. Quand un jeune aristocrate s’éprend d’une fille de musicien, c’est les lois sociales qui sont menacées, et le père a tôt fait de le sommer de prendre une courtisane pour épouse. Il refuse, et pour le faire plier, les influents ne trouvent qu’à menacer l’aimée d’envoyer son père au bagne. Celle-ci, résignée, se fait dicter sous la contrainte un billet doux à un tiers. Billet négligemment laissé à l’intention du jeune aristocrate, qui désespéré, empoisonnera sa fiancée. A l’article de la mort, elle lui confesse le subterfuge, et lui se suicide à son tour.

Le miracle dès lors, quand il se produit au théâtre, tient à peu de choses : une direction d’acteur archi-maîtrisée. Miracle oui, quand la fiction prend le pas sur le réel, quand ce qui se joue ici et maintenant devient bien plus réel que le réel auquel on est arraché. On est emporté, comme dans un bon roman, comme au cinéma, et c’est ce miracle – trop rare au théâtre – qu’on salue chez cet immense artiste russe. La pièce se joue en russe et dure deux heures et quart. Rendez-vous cette semaine à Bobigny pour le prochain spectacle du metteur en scène, celui qui l’a lancé à ses débuts : Gaudeamus.

 

MdB

 

Scènes de la vie conjugale

Après une renversante Mademoiselle Else (d’Arthur Schnitzler) se jouaient jusqu’à samedi au théâtre de la Bastille les Scènes de la vie conjugale, d’après Bergman.

Ecourtées (le scénario de la série originale de six heures transformé en deux heures et demie de spectacle), coupées, adaptées, (« Nous avons cherché des solutions théâtrales pour rendre compte de scènes du film, comme les repas ou les scènes de lit, qui sont très réalistes mais que nous ne pouvions restituer telles quelles » explique Frank Vercruyssen), ces Scènes ne perdent rien de leur poignant.

On connaît le travail de cette compagnie belge, fondée en 1989, qui s’attache à détruire l’illusion théâtrale – les comédiens s’adressent au public, en tant que public, plus qu’ils ne jouent face à lui. L’impression est saisissante, le spectateur est immédiatement happé par ce qui se passe, ce théâtre en train de se faire – les comédiens attrapent parfois le script et annoncent ce qu’ils seraient supposés jouer. Ce va-et-vient constant entre le jeu et l’adresse au public a pour effet de faire tomber le « quatrième mur », de rendre le théâtre jubilatoire (les nombreux rires en témoignent) et palpitant.

Les Scènes de la vie conjugale sont d’abord celles d’un ménage heureux – deux personnes épanouies, équilibrées, saines, bien dans leur peau. Côté homme, contentement de soi et sens intégré des limites. Côté femme, effacement et douceur, celle d’une mère d’abord. Si l’univers autour d’eux s’effondre – atroce, cette scène avec un couple d’amis invités qui s’écharpent pendant le dîner – eux préservent la bonne marche de leur monde à deux, de leur petite sphère familiale, de leurs intérêts communs.

Un rien, cependant, vient gripper la machine. Rien, ou presque rien, un enfant qu’on n’attendait pas, et dont le sort est rapidement scellé. A quoi bon s’appesantir ? Avorté. Et, sans aucun lien, chez elle, l’envie irrépressible de déglinguer le quotidien, la marche établie des jours et des semaines, des visites familiales et des dîners mondains. Celle de partir en voyage. Puis, la lente dissolution d’un couple, qui se convainc que tout va bien, rien ne pourrait aller mieux. L’amour, ce langage commun qu’on a en partage. La baise, qu’on n’a plus, mais à quoi bon somme toute ? Après treize ans de mariage…

Cependant, il se tire, et c’est la banale histoire de la crise de la quarantaine, avec une petite jeune, qu’on imagine blonde. De là, séparation, revirement et déchirement, jusqu’à la violence d’une empoignade qui les laisse ensanglantés, et rappelle ce que l’amour a à voir avec la mort.

Elle aura eu dans l’intervalle le temps de se découvrir femme, puissance agissante, sûre de son désir et de sa féminité. Dialogue avec un psychiatre qui lui fait prendre conscience qu’elle n’a cherché jusqu’ici qu’à plaire, satisfaire le désir des hommes autour d’elle, son père, son époux, sans savoir ce qu’elle voulait vraiment.

L’amour cependant, qui les réunit encore, et qui les rend amant, alors qu’ils sont divorcés, elle remariée. Et le langage de la vérité qui éclate enfin, après vingt ans, cet amour qui ose se dire sans faux-semblant, en demi-teinte, imparfait. Terrestre.

 

 

MdB

Texte de Ingmar Bergman

Spectacles de et avec Ruth Vega Fernandez et Frank Vercruyssen/tg STAN

Par le corps et les mots, écrire la voix de la précarité

Marina Damestoy

Par Julie Rossello, d’après des propos de Marina Damestoy recueillis le 27/11/2013.

Pénélope Perdereau dans A la rue O-Bloque, texte et mes. Marina Damestoy – crédit Marina Damestoy

L’artiste pluridisciplinaire venue des arts plastiques va diriger du 28 mars au 6 avril un stage autour du spectacle « A la rue, O-Bloque » à La Parole Errante – Maison de l’arbre.

Un an et demi que Marina Damestoy promène le personnage d’Ophélie, performé par Pénélope Perdereau, tour à tour, dans l’espace public et en boite noire (dernière date au Théâtre de Belleville, en novembre 2013). La suicidée de Shakespeare devient ici femme contemporaine en état de résistance, jolie jeune fille éduquée, issue d’une famille aisée qui va dériver tel un nénuphar sur les pentes de la société jusqu’au caniveau, dans un sac de couchage aux allures de parachute échoué sur le trottoir. Le territoire de résistance devient un carnet dans lequel elle écrit des fragments de pensées et d’images qui retracent, petit poucet, à la Christophe Tarkos, une trajectoire ; jalons de petits cailloux qui dessinent un toit poétique. Ce spectacle autofictionnel a surgi de notes prises par Marina Damestoy, lors de ce qu’elle a vécu, il y a une dizaine d’années, de la rue.

Art, militance, et théâtre

Issue des Beaux-Arts de Cergy, une école, selon elle, « plutôt conceptuelle » qui la frappe par « l’individualisme de ses élèves », elle va pendant ses années de formation passer par le saint Martin’s College of Art and design à Londres et entre autres, l’Australie, avant de clore sa formation, en cinquième année, par une performance intitulée Manipulation créée à partir d’une autre figure de résistance, Antigone. Elle connaît, ensuite, les friches artistiques, les squats, la rue, devient un temps SDF, avant de quitter Paris pour la Bretagne. Elle reprend des études, un DESS en alternance, parallèlement elle continue à peindre, à écrire, encouragée par l’écrivain François Bon, via son site internet (publie.net). Enchainant les stages, elle lance le mouvement « Génération précaire » qui rassemble de jeunes travailleurs de toute la France qui se regroupent masqués, anonymes, en flash mob ; des rassemblements qui se déroulent en un temps éclair dans des lieux symboliques ou dans des entreprises et dont « l’intérêt n’est pas tant le nombre que de faire passer un message fort » (Sois stage et tais-toi, collectif génération précaire, La Découverte, 2006). Ils peignent des draps blancs, couvrent leurs visages de masques « parce nous sommes tous interchangeables, parce que le stagiaire n’a pas de nom » ; le mouvement va rencontrer en 2005 un fort écho médiatique (Alternatives Economiques ; Le Monde ; L’Humanité ; Le Parisien ; Libération…). L’année d’après, elle contribue activement à créer le « collectif jeudi noir », toujours anonymement. Ce collectif né en octobre 2006 dénonce la flambée des prix des loyers et contribue à une explosion de la bulle immobilière. Par le biais d’actions médiatiques, tels que des squats dans des lieux chics et des visites d’appartements à louer, il attire l’attention des médias et de l’opinion publique. Puis sans quitter ces mouvements militants mais fatiguée par la « guerre des égaux » qui les gangrène, elle rejoint des démarches artistiques : « ça me manquait pendant la militance, une dimension artistique, une mise en perspective, un élargissement du cadre ».

« Lever une armée d’Antigone » dans le métro

Elle travaille à Mains d’Œuvres, lieu de recherche et d’expériences sur l’imagination qui accueille, notamment, en résidence, des compagnies de théâtre. Après avoir accompagné des collectifs, elle décide de repartir de son texte « Mangez-moi » et écrit O. bloqueOphélie, qui devient le troisième volet d’un triptyque questionnant la femme, selon trois figures de résistances : Antigone, Médée et Ophélie (A.M.O., Editions Xérographes, 2013). Elle démarre avec une comédienne une résidence à la Comète 387, un squat qui a brûlé depuis, le spectacle est joué à Mantes-La-Jolie devant une centaine de lycéens qui réagissent très vivement « comme à un match de foot », puis elle promène le personnage d’Ophélie en ville dans ce qu’elle nomme « du tout terrain » qui évoque pour elle, les démarches situationnistes. Dans le cadre de ce stage qui aura lieu dans l’immense grenier de la Parole errante, elle souhaite cette fois utiliser ses textes (O-bloque et Mangez-moi) comme base de travail afin que chacun puisse ensuite « construire quelque chose avec lui-même, écrire sa propre trajectoire et s’approprier la thématique de la précarité », elle souhaite aussi « emmener les stagiaires dans le métro ». L’idée est de mettre en commun des paroles singulières sur cette question afin de construire une œuvre collective ; le projet n’est pas sans rappeler le travail d’Olivier Brunhes et celui de sa compagnie l’Art éclair (Fracas joué du 26 novembre au 8 décembre 2013, lui aussi, au Théâtre Belleville) dont le sous-titre était « spectacle hors-normes » (superbement couvert par Jean-Pierre Thibaudat, blog « Théâtre et balagan », hébergé par Rue 89). Alors que Marina s’interroge quant à son choix du théâtre comme « média d’expression », (« pourquoi j’y crois encore ? »), énigmatique, elle se coupe la parole: « Parce que depuis les grecs ce n’est pas mort. » A l’origine, le terme squatteur désignait dans les Etats-Unis du XIXème siècle, un pionnier qui s’installait sur une terre inexploitée de l’Ouest sans titre légal de propriété et sans payer de redevance. Redonner de la dignité aux futurs stagiaires en les rendant pionnier sur le territoire de leur cité, pourrait s’annoncer comme une des fins de ce stage mené par l’artiste qui rêve de « lever une armée d’Antigone aux Halles ».

Stage de Théâtre ouvert à tous autour d’A la rue O-bloque du 28 mars au 6 avril 2014 à la Maison de l’Arbre, à Montreuil.

Date de présentations : 5 et 6 avril 2014 à 20h.

Pour plus d’informations : http://www.marinadamestoy.com

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