Elfriede Jelinek, auteure autrichienne prix Nobel de littérature en 2004 propose dans Shatten, Eurydike sagt (Ombre : Eurydice parle en français) une relecture féministe du mythe d’Orphée. Katie Mitchell en a fait un spectacle, au titre éponyme, présenté récemment au théâtre de la Colline. Une pièce dont il aurait été honnête de préciser qu’elle est montée d’après le texte de Jelinek, mais « d’après » seulement, car la britannique prélève quelques fragments de ce texte long et dense, et en livre une interprétation singulière.
L’histoire est contée du point de vue de la femme, pour changer, et c’est sa voix intérieure qu’on entend. Orphée est toujours musicien, mais il a troqué sa lyre contre un micro de rock star. Eurydice est écrivaine, ou plutôt voudrait l’être (« Ce que je veux, je ne le peux et ce que je ne peux, je le veux : écrire »). Elle a un manuscrit sur le feu, mais doit constamment s’occuper de son compagnon, personnage narcissique et angoissé qui la réclame à ses côtés.
Il y a bien une piqure de serpent dans la suite de l’histoire, Eurydice meurt et va au royaume des ombres (aka l’enfer). Orphée, perclus de douleur, n’arrive pas à faire son deuil. Jelinek mobilise ici le langage de la psychanalyse (lui même issu de l’économie) : « l’investissement » dans un « objet », en jouant sur le sens de ce dernier terme (l’objectification dont les femmes sont victimes – processus que Simone de Beauvoir avait déjà mis au jour dans Le deuxième sexe en 1949).
Orphée ne se résigne pas à laisser partir Eurydice. Il part donc la chercher dans l’au-delà. C’est la suite qui diverge par rapport au mythe, tel qu’il fut rapporté par Ovide. Dans les Métamorphoses, le poète latin écrit : « Orphée […] la reçoit sous cette condition, qu’il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu’à ce qu’il soit sorti des vallées de l’Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. […] Ils n’étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » (trad. GF-Flammarion, 2001). Chez Katie Mitchell, Eurydice ne tend pas les bras, au contraire c’est elle qui lâche la main d’Orphée (celui-ci se retourne alors). La britannique s’éloigne en cela du texte de Jelinek, où, si Eurydice n’a clairement pas envie de remonter à la surface, c’est l’égotrip de son mari qui tient à la prendre en photo qui la renvoie dans l’au-delà. Chez Mitchell, c’est donc une sorte de suicide, même si techniquement c’est Orphée qui la tue une seconde fois. Elle retourne alors au royaume des ombres. Mais ombre, justement, n’est-ce pas ce qu’elle a toujours été, elle qui vivait « à l’ombre » de son mari chanteur ? Et n’est-ce pas le lot commun des femmes qui choisissent pour compagnon homme plus riche, plus intelligent, plus grand, bref, « plus » et « mieux » qu’elles (ce qu’on appelle l’hypergamie, phénomène structurel, dont une des conséquences est qu’une partie des hommes de classes populaires et des femmes de classes supérieures sont célibataires, logique de l’appariement oblige).
Préférer la mort à l’amour.
Le suicide serait alors la seule manière de s’abstraire des rapports de domination. L’œuvre de Jelinek est en effet toute entière parcourue de cette vision du monde qui oppose dominés et dominants. Il ne semble pas y avoir d’autre échappatoire que cette forme de retrait – radical – du monde.
L’interprétation qu’en fait Mitchell est légèrement différente, car au bout de son périple, ayant finalement gagné la paix en retournant au royaume des ombres, Eurydice se met à écrire. En cela, on peut rapprocher la pièce d’un livre de David Le Breton paru en 2015 : Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Le sociologue y examine les formes de « blancheur », cet « état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou la pénibilité d’être soi », qui peut prendre des formes connotées négativement – que l’auteur prend garde à ne pas pathologiser – (anorexie, drogue, dépression, maladie d’Alzheimer) ou positivement, comme la marche et l’écriture. Elles sont induites par l’injonction à être – ou à devenir – soi-même, l’infinie liberté qui offerte à l’individu contemporain et la pression que fait reposer sur lui la responsabilité de cette liberté (voir ici pour un excellent compte-rendu de cet ouvrage). Or l’enfer qu’Eurydice préfère à la vie de couple dans la pièce de Mitchell semble moins être la mort que cette forme de blancheur, puisque dans la pièce, l’héroïne décide de rester une ombre pour pouvoir écrire, justement. Elle ne peut exister par elle-même qu’en se détachant de l’autre, elle ne peut parler en sa voix propre qu’en s’éloignant du chanteur qui a détruit le silence. Elle conquiert cette « solitude essentielle » dont parlait Blanchot (dans L’espace littéraire) nécessaire au geste créateur. Et l’interprétation de Mitchell n’est peut-être pas abusive en cela que le texte de Jelinek apparaît fondamentalement, après lecture, comme un texte sur l’écriture, sur ce « rien » répété inlassablement tout au long de la pièce, et sur la disparition du « je », qui peut faire penser aux propos de Blanchot sur l’œuvre renvoyant à un « rien sans je ».
Assignée au rôle de femme vorace, Eurydice préfère donc disparaître. Seulement, le glissement que l’on opère ainsi entre Jelinek et Le Breton n’est pas anodin : préférer la mort aux rapports de domination ou s’absenter de soi-même parce que l’on n’arrive plus à faire face à la pression d’être un individu autonome, ou qu’on n’accepte plus d’être assigné à un rôle, est-ce tout à fait la même chose ? D’autant que l’amour (qui unit –supposément – Orphée et Eurydice) n’est-il pas ce miracle qui suspend l’exercice de la domination justement ? Bourdieu écrit ce qui reste la plus belle page – sociologique – sur le sujet (en accès libre ici), en postscriptum à un livre pourtant intitulé La domination masculine, où il explique notamment que c’est l’amour reçu et donné qui permet de se sentir justifié dans l’existence – citant Sartre. Mais n’est-il pas lui-même l’archétype – à l’instar d’un André Gorz – de l’homme puissant à l’ombre duquel vécu sa femme (qui connaît Madame Bourdieu ?) ? Ces deux grands penseurs de gauche discoururent sur le sujet. Gorz est l’auteur de la magnifique Lettre à D., parue en 2006, où il dit son amour à celle qui est alors sa compagne depuis cinquante-huit ans, avec laquelle il se suicida un an plus tard (et dont David Geselson a fait une adaptation remarquable l’an dernier au théâtre, sous le titre Doreen). Et oui, c’est là une attaque ad hominem. Au moins, ces deux là ne se montrent pas ingrats du dévouement de leur compagne.
Deux commentaires tout de même sur le texte de Bourdieu. Passons sur la remarque : « Mais il [ l’amour ] existe assez, malgré tout, surtout chez les femmes » (sic). L’idée du couple comme communauté autarcique, si elle est très romantique (et vouée inéluctablement à l’échec comme l’illustre si bien le roman d’Albert Cohen, Belle du Seigneur), semble complètement oblitérer le fait que le couple s’inscrit toujours dans une société, en l’occurrence patriarcale. Le couple, comme forme institutionnalisée (ou effective) de l’amour, est sûrement le lieu où la domination masculine s’expérimente le plus intimement, même s’il est peut-être aussi le lieu de tous les braconnages (pour reprendre le terme de Michel de Certeau), c’est-à-dire de toutes les ruses et tactiques de résistance ; subversion de l’intérieur et de la base même du système.
L’autre formule à interroger est la suivante : « Il [ le sujet amoureux ] remet librement sa liberté à un maître qui lui remet lui-même la sienne, coïncidant avec lui dans un acte de libre aliénation indéfiniment affirmé ». Si on reconnaît bien là la style – inimitable – du maître, la dialectique semble confiner ici au sophisme. Historiquement, anthropologiquement, l’homme s’est constitué en sujet désirant, et la femme en objet de ce désir (pour en revenir à Beauvoir). Or, « peut-on désirer sans dominer ? » titre ce mois-ci Philosophie Magazine (tout le dossier est excellent). La relation amoureuse est (était ?) en cela profondément asymétrique. L’horizon de l’émancipation aujourd’hui, pour les femmes, c’est bien de se constituer en sujet de leur désir. Reste encore à s’interroger sur la construction sociale de ce désir, et notamment l’hétéronormativité qui le régit (pourquoi les femmes préfèrent-elles – en majorité – les hommes, grands, riches, intelligents, « plus » et « mieux » qu’elles donc ?).
Se sauver de l’amour ou par l’amour ? Jelinek vs Goldman.
En 1906, Emma Goldman, une anarchiste américaine qui s’exilera en Russie en 1917, écrit un court texte intitulé « La tragédie de l’émancipation féminine » (en libre accès sur le site du Monde diplomatique ici). Elle met en garde la femme de son temps contre ce qu’elle perçoit comme un égarement du mouvement féministe : « la crainte que l’amour la dépouillera de sa liberté ou de son indépendance ». Véritable plaidoyer en faveur de l’amour, elle y voit la source de la richesse de l’âme, la seule manière de résoudre cette question : « comment être soi-même et cependant se trouver en unité avec autrui, comment se sentir en profonde communion avec tous les êtres humains et conserver intactes ses qualités propres ? »
Un siècle sépare les textes de Goldman et Jelinek. La femme assume toujours la majorité des tâches domestiques, subit la charge mentale (qu’on pourrait aussi étendre au domaine sexuel où elle est toujours socialisée à donner du plaisir plus qu’à en recevoir), ne touche pas une rémunération égale à celle des hommes et voit sa carrière s’interrompre ou se ralentir quand elle met au monde un enfant. « Maintes et maintes fois, on a prouvé irréfutablement que les vieilles relations matrimoniales réduisaient la femme aux fonctions de domestique de l’homme et de procréatrice de ses enfants. » écrivait Goldman en 1906, la démonstration ne semble pas avoir été réfutée depuis. Est-ce pour cela que le féminisme de Jelinek s’attaque à l’amour comme dernière invention piégeuse de la domination masculine ? En effet, le propos qu’elle place dans la bouche d’Eurydice : « ne pas être aimé, la plus belle chose entre toutes. Mais le fin du fin est de ne pas être aimé et de ne pas aimer » s’oppose frontalement à celui de l’auteure américaine : « le droit le plus vital c’est celui d’aimer et d’être aimée ».
Goldman reprochait aux féministes de son temps leur conception « froide » des rapports humains (avec une certaine nostalgie du romantisme et des rapports chevaleresques). C’est aussi l’adjectif que l’on retrouve dans la plupart des critiques de la mise en scène de Katie Mitchell (qui présentait récemment Schatten au théâtre de la Colline). Froide, voir glaçante. « Le spectacle reste glacial » écrit Fabienne Darge dans Le Monde, « Katie Mitchell signe deux spectacles froids, cliniques » dit Olivier Panseri dans le billet consacré à Schatten et à La maladie de la mort (une adaptation du texte de Duras) sur son blog (Mediapart). En effet, le spectacle de la britannique, brillant du point de vue de la réalisation technique, est dépourvu d’émotions. On pourrait aussi convoquer Toni Erdmann, ce film de Maren Ade sorti en 2016 qui a connu un large succès, à la fois critique et publique. Le personnage féminin, Ines, une femme d’affaires émancipée, aux pratiques sexuelles pour le moins étranges, a glacé le sang de plus d’un spectateur. Son père, drôle de trublion, ne ménageait pas ses efforts pour la dérider.
Sociologie de la réception : déconstruire le terme de froideur.
Faut-il alors « s’émanciper de l’émancipation » comme le préconise Goldman ? Ou faut-il s’employer à déconstruire sociologiquement ce terme de froideur (qui ne veut pas dire grand chose si l’on y réfléchit bien) ? Etre froide, ce serait être dénuée d’émotions. Or comme l’a montré Arlie Russel Hochschild, c’est aux femmes qu’incombe souvent le « travail émotionnel ». On exige d’elles qu’elles soient souriantes, chaleureuses (son travail porte notamment sur les hôtesses de l’air). La sociologue américaine dessine d’ailleurs des voies de résistance à l’idéologie dominante dans le non respect des « règles de sentiment » (voir ici pour son article théorique – un peu ardu – sur le sujet). Une rapide recherche Google « femme glaciale » ne donne pas grand chose (passés les premières publicités pour des polaires). Cependant, on peut noter dans les premiers résultats qui apparaissent des choses assez intéressantes. Par exemple, sur Femmezine, un article intitulé « Séduction : cinq conseils qui marchent ! » où il est spécifié : « Enfin, soyez souriante ! Les hommes détestent les femmes glaciales et hautaines. Ils préfèrent les femmes chaleureuses et avenantes. Et vous êtes tellement jolie quand vous souriez… » (sic). La presse féminine constitue toujours un corpus de choix pour saisir les injonctions faites aux femmes. « Glaciales et hautaines » donc. Dans un sens un peu vieilli, hautain est synonyme d’élevé. Ce qu’on reproche ici aux femmes, n’est-ce pas de se montrer supérieures ? De transgresser des règles sociales, anthropologiques qui les assignent à une place inférieure à celle de l’homme ? Or, si les femmes ne doivent pas être glaciales, il ne faut pas non plus qu’elles soient trop « chaudes », au risque de passer pour des « chaudasses », c’est-à-dire des allumeuses ou des filles faciles. On voit l’étroitesse de leur marge de manœuvre, là où l’homme, lui, a toujours un espace plus vaste pour vivre et penser.
Un autre résultat, sur le forum de Auféminin (ici), fournit un échantillon assez singulier des stéréotypes attachés aux normes de genre. Les femmes se vivent comme plus « sensibles » que les hommes, elles confessent avoir l’impression de s’être faites avoir en tombant amoureuse de ceux qui visiblement ne cherchaient qu’une aventure sans engagement et s’efforcent de rester « glaciales » avec leur nouveau compagnon. Mais cette maîtrise de leurs émotions leur coûte (c’est un bon exemple du travail émotionnel dont parle Hochschild), et celles qui leur répondent, les conseillent, leur enjoignent de se laisser aller à l’amour, qui serait la vie vraiment vécue. Or ce « penchant naturel » à l’amour peut être compris comme le fruit d’une socialisation aux émotions, que les femmes ont pour rôle de prodiguer aux hommes.
Enfin, un des premiers résultats de cette recherche Google, sur linternaute.com, recense des jugements de lectrices sur Cécilia Sarkosy (ici), qui est dépeinte comme une femme « froide », « hautaine », « glaciale », qui ne sourit pas, etc. « Pour certains lecteurs, la Première dame n’a rien de la brûlante femme fatale ou de la chaleureuse mère de famille. ». Ici c’est la femme de pouvoir qu’on critique, ambitieuse et calculatrice. Le terme de froideur peut alors également renvoyer à l’expression très connue de Marx (reprise dans le texte de Bourdieu sus-cité) « les eaux glacées du calcul égoïste ». La femme glaciale serait celle qui penserait d’abord à son intérêt propre, qui vivrait pour elle et non pour les autres, une sorte d’homo œconomicus au féminin. Ce qui lui serait reprochée, alors que les hommes sont épargnés de cette opprobre, pour les raisons que l’on a vues. En cela, il n’est pas anodin que le personnage du film de Maren Ade, Ines, soit une femme et non un homme. Un homme d’affaires sans cœur aurait beaucoup moins ému les foules.
Féminisme et (néo)libéralisme.
Et il est vrai qu’un certain féminisme s’accommode assez bien du néolibéralisme. Car dans ce régime, les discriminations sont économiquement inefficaces. Le texte – proprement hallucinant pour l’époque – de John Stuart Mill paru dans ce même numéro de Philosophie Magazine en atteste. Il n’est pas anodin que le père du libéralisme soit aussi un des premiers hommes féministes. Il est aussi l’exemple d’un couple visiblement équilibré, avec sa femme Harriet Taylor Smith. Leur deux textes se répondent (respectivement L’asservissement des femmes et L’affranchissement des femmes), même si le second, publié antérieurement, eut bien moins d’audience. La logique du marché tend donc à les faire disparaître (tout comme les discriminations fondées sur la race, l’orientation sexuelle, etc.). Mais comme le montrait magistralement cet article de Walter Benn Michaels (auteur de La diversité contre l’égalité), se battre pour combattre les inégalités de salaire entre hommes et femmes, entre Blancs et non-Blancs, entre hétéro et homosexuels, c’est souvent perdre de vue la lutte pour la réduction des inégalités entre classes supérieures et classes populaires, dominants et dominants, capitalistes et prolétaires (c’est-à-dire substituer le combat pour la diversité à celui pour l’égalité). Il est d’ailleurs flagrant que, concernant les tâches domestiques, la « libération » de la femme blanche aisée, passe par l’exploitation de femmes précaires, souvent immigrées, peu ou pas diplômées, etc. La domination de l’homme sur la femme est remplacée par l’exploitation de femmes précaires par des femmes dominantes dans l’espace social (d’où l’importance d’une approche intersectionnelle, c’est-à-dire qui pense ensemble les dominations de genre, de race et de classe ; ou, pour reprendre un slogan de Nuit Debout, de la « convergence des luttes »).
L’ordre économique se trouve ainsi légitimé dans le néolibéralisme à partir du moment où les ultra riches sont une élite composite à l’image du corps social. Et dans ce combat, droite néolibérale et gauche néolibérale (on risque l’oxymore) se rejoignent, au point d’avoir du mal à se démarquer l’une de l’autre.
Il y aurait alors une tension entre marxisme et féminisme. A moins d’envisager que l’infériorisation des femmes fait partie de l’exploitation capitaliste. C’était le propos d’un autre spectacle, Le monde renversé (du collectif Marthe), présenté au théâtre de la cité internationale il y a peu. Les quatre comédiennes « complétaient » les thèses de Marx et Foucault (qu’elles grimaient de façon hilarante dans un fausse rencontre en bord de plateau à la fin de la représentation), en montrant notamment que le contrôle du corps des femmes avait permis la production de cette « armée de réserve », dont on sait le rôle qu’elle joue chez Marx pour discipliner le prolétariat (qui croît à l’ombre du chômage). Le capitaliste exploite le travailleur, mais aussi la femme dans la production de ce travailleur. Ce spectacle réjouissant visait notamment à combler « l’oubli » de Foucault qui ne parle pas de la figure de la sorcière dans son Histoire de la sexualité, alors que les chasses aux sorcières au Moyen-Age sont les premiers exemples de cette emprise sur le corps des femmes (celles qui avaient des pouvoirs, une connaissance du corps humain qui leur permettait notamment de contrôler les naissances). N’en déplaise à Goldman, ne pas faire d’enfant, dans cette optique, est un geste militant qui vise à priver le capitalisme de chair fraîche.
La foi et l’amour.
Mais ne faut-il pas remonter à la mort proclamée de Dieu pour rendre compte de la difficulté à aimer dans le monde contemporain ? Dans Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, une pièce d’Ivan Viripaev, un des personnages masculins indique ainsi qu’il est devenu difficile pour la femme de se choisir un maître.
Ou plutôt, n’est-ce pas cette capacité à vivre pour quelque chose de plus grand que soi que nous avons perdue avec la fin des grandes idéologies du vingtième siècle – une foi pouvant en remplacer une autre ? Or l’amour n’exige-t-il pas de pouvoir s’oublier pour s’abandonner à l’autre, de vivre à deux, c’est-à-dire de se dessaisir de sa personne. Or l’individu est sommé aujourd’hui de devenir l’entreprise de lui-même, de gérer son image de marque, d’optimiser son employabilité : c’est une banalité de dire que nous vivons le règne de l’individu roi. C’est cette individualité, à assumer et promouvoir, qui semble si pesante à Eurydice. L’écriture (dans l’interprétation de Mitchell) permet alors une absence à soi-même. Or c’est peut-être ce qui sépare Goldman de Jelinek. L’auteure autrichienne dresse le portrait d’une femme qui décide de mourir à soi-même, personnage que Mitchell « sauve » en la faisant vivre pour l’écriture, et non pour et par un homme (père, mari, …).
Procédés de distanciation et déconstruction de la domination masculine.
Pour finir, on peut revenir sur le réception du spectacle de Katie Mitchell. Pour être exacte, il faut citer Fabienne Darge de manière plus extensive. Dans sa critique du Monde, elle écrit : « le spectacle reste glacial et percutant, d’une intensité imparable jusqu’à la dernière seconde ». Dans sa bouche, ou plutôt, sous sa plume, l’adjectif glacial n’est donc pas connoté négativement.
Si le spectacle est « froid », c’est que Katie Mitchell use d’un procédé de distanciation brechtienne (qui paraît tout à fait pertinent vu que c’est une des influences majeures de Jelinek). Celui-ci opère de trois manières. D’abord par le dédoublement entre la comédienne qui joue Eurydice – qui ne parle pas, et la narratrice enfermée dans une cabine vitrée à l’avant-scène gauche, qui fait entendre au micro la voix intérieure de l’héroïne. Le deuxième élément de ce procédé tient au fait que les scènes jouées par les comédiens sur le plateau sont filmées, montées et retransmises en direct sur un écran au-dessus de la scène. Mitchell pousse ainsi très loin une nouvelle forme théâtre-cinéma (à l’instar d’une Christiane Jatahy), avec ce qu’il faut bien appeler une virtuosité technique. Enfin, le spectacle est joué en allemand par les comédiens (excellents) de la Schaubühne. Il y a ainsi un triple dédoublement entre le corps et la voix, l’image et sa représentation, l’allemand et les sous-titres en français. Cette distanciation, si elle éloigne le spectacle d’une représentation tire-larmes, sert le propos de la déconstruction de la domination masculine. Elle permet de représenter les contradictions (ici entre amour et émancipation, ou entre amour et écriture) dans lesquelles résident les possibilités de transformation, fidèle en cela à la politisation des consciences recherchée par l’auteur allemand.
Et, en fait d’émotions, n’y a-t-il pas une vraie joie – intellectuelle – à comprendre, saisir l’histoire vécue par Eurydice, et par là-même à s’emparer de son propre destin ? En cela, pour paraphraser Stanley Cavell, on pourrait s’interroger : « Le théâtre nous rend-ils (elles) meilleur(e)s ? »