« Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » – Sur L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère

Comment un livre qui raconte la vie d’un dangereux psychopathe a-t-il pu devenir un best-seller ? Est-ce au voyeurisme (le roman est tiré d’un fait divers) qu’on doit en imputer le succès ? Emmanuel Carrère, équivalent narratif des photo-reportages de Détective pour les classes moyennes cultivées ? La seule différence avec les classes populaires serait alors dans l’effort d’imagination que requiert la lecture (par rapport aux images).
Ma thèse ici est toute autre : comme tout bon roman, ce livre nous touche par sa portée universelle.

Vraiment ? Quoi de commun entre vous et cet homme qui a assassiné froidement femme et enfants ?

C’est que le livre porte sur un thème qui nous est à chacun familier : le mensonge.

Au départ, en effet, il n’y a qu’une petite tromperie : Jean-Claude Romand, qui ne s’est pas levé pour aller à son examen de médecine, dit à ses parents qu’il y est allé. Au lieu de rebrousser chemin ensuite, il persévère dans cette voie (qu’est-ce qui lui en coûte de perdre la face). Toute sa vie se construit sur ce mensonge : pour les siens, amis, famille, il sera médecin. Il a prétendument un travail, pour de vrai des enfants. Tous les matins, il part au boulot. Et cette question, exaltante, qui fait tenir le roman : comment le mensonge a-t-il pu tenir aussi longtemps ? Comment est-il parvenu à subvenir aux besoins de sa famille ? A quoi occupait-il ses journées ? Certes, il y a l’arnaque des parents, les heures passées sur le parking ou en forêt. Mais l’essentiel n’est pas là, semble nous dire Emmanuel Carrère. L’essentiel est dans le mensonge fait à soi-même, autant qu’aux autres.

C’est là que le roman touche à l’universel selon moi : dans quelle mesure esquivons-nous certaines questions, fuyons-nous certaines réalités, oblitérons certains faits ? Dans quelle mesure préférons-nous une vie confortable mais faite de mensonges à une réalité trop dure – dur l’amour, dur les sentiments, durs la prise de risque et l’échec ? En cela, le roman d’Emmanuel Carrère me fait penser au théâtre d’Ibsen, à ce théâtre qui dévoile avec la plus grande cruauté les pensées inavouées, les désirs enfouis, les envies secrètes – au sein du couple, d’abord.

Qu’est-ce qui est réel, de la vérité et du mensonge ? Le mensonge n’a-t-il pas lui aussi sa part de réalité ? Y a-t-il une vérité des sentiments ? C’est les questions que pose aussi la série The Americans, sur un couple d’espions russes infiltrés aux Etats-Unis. Ils ne se sont pas choisis, ils ont été assignés l’un à l’autre par le KGB, et pourtant ils se retrouvent, par delà leurs histoires, leurs liaisons, leurs affaires. Ils sont mariés et ils ont des enfants, et cela devient plus réel que leurs histoires d’amour d’antan.

L’histoire de Jean-Claude Romand, c’est une tragédie moderne. D’abord par le caractère inéluctable du dénouement : le personnage principal se sait pris au piège, attend la précipitation de la fin en espérant un miracle. Jusqu’à l’époque moderne, le tragique reposait sur certaines lois que l’on ne pouvait enfreindre : loi du sang, lois des mariages décidés en haut lieu qui contrevenaient aux lois du coeur. La révolution est passée par là, et son cortège de libertés. On se sent tellement mieux. Pourtant, rien n’a changé. Le plus souvent, on hérite encore de la situation sociale de ses parents, on aime quelqu’un de son milieu. On est passé de la loi extérieure, au refoulement (Freud) ou à l’auto-contrainte (Elias), deux mots pour une même chose, l’intériorisation de la loi. Quelle est alors cette liberté de pacotille, cette doxa libérale qui nous assène que l’on peut devenir qui on veut, épouser n’importe qui, alors que les statistiques démontrent le contraire ?
Car l’histoire de Jean-Claude Romand, c’est aussi le récit d’un homme frustré, qui prétend être ami avec les plus grand PDG devant sa maîtresse pour l’impressionner. C’est un homme séduit par les mirages que la société fait miroiter : succès, argent facile, bonheur conjugal et femmes partout.

L’ombre qui plane sur le personnage, c’est celle de l’impossible sincérité. Même une fois le drame explosé, la supercherie révélée, Jean-Claude Romand continue à mentir, sur des détails, racontant n’importe quoi. Sa conversion, sa repentance même demeurent suspectes : sont-elles vraies ? L’adversaire, nous dit Carrère, un surnom qu’on donnait autrefois au diable, se loge en nous-même, dans cette impossible sincérité à l’égard de soi-même.

Avec ce roman, Carrère inaugure un style : il parle à la première personne. Ce qui se fait aux Etats-Unis depuis un moment, il est le premier à le faire en France. Il raconte à quel point il a été long à accoucher de ce livre, ne sachant par quel angle le prendre, pour finalement abandonner la fiction, et en faire un reportage, à partir du procès de Jean-Claude Romand qu’il a couvert. C’est ce qui a fait son succès : la mise en abîme de nos petits complexes, de nos travers petits bourgeois, de nos espoirs, l’horizon de nos attentes. Le style n’est pas soigné, et pourtant on se laisse prendre, on tourne les pages sans y penser : c’est un bon roman. Surtout, se dégage dans l’écriture cette vérité auquel Jean-Claude Romand ne peut prétendre : la définition de soi-même.

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