Trajet d’un cœur

« Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d’autres provinces, ils filaient vers d’autres corps. »

Maylis de Kerangal signe un très beau roman qui retrace le parcours du cœur du jeune Simon décédé le matin  dans un accident de voiture. Elle décrit la transplantation d’un cœur en une journée. Le roman respecte l’unité de temps (un jour) et le cœur devient le personnage principal de ce roman qui traverse avec élégance et pudeur les vies des protagonistes qui tournoient autour de celui-ci ; le personnel soignant (les infirmiers, les chirurgiens), les parents de la victime, le receveur du don d’organe…

Le titre est justement tiré d’un dialogue de Platonov d’Anton Tchekhov entre Voïnitzev et Triletzki, dans lequel le premier demande : « Que faire Nicolas ? » au second qui répond : « Enterrer les morts et réparer les vivants. » Traversée de deuils donc, mais aussi traversée d’une renaissance, celle du receveur d’organe qui s’impatiente en même temps qu’il craint l’opération qui va lui donner un cœur de jeune homme. Un passage sublime ; celui de la toilette du mort qui vient d’être vidé de ses organes donnés. L’infirmier fatigué nettoie la peau du sang et chante pour se donner du courage :

« Thomas lave le corps, ses mouvements sont calmes et déliés, et sa voix qui chante prend appui sur le cadavre pour ne pas défaillir tout comme elle se dissocie du langage pour s’affermir, s’affranchit de la syntaxe terrestre pour aller se placer en ce lieu exact du cosmos où se croisent la vie et la mort : elle inspire et expire, inspire et expire, inspire et expire ; elle convoie la main qui revisite une dernière fois le modelé du corps, en reconnaît chaque pli et chaque espace de peau, y compris ce tatouage en épaulière, cette arabesque d’un noir émeraude qu’il avait fait inscrire dans sa chair l’été où il s’était dit que son corps était à lui justement, que son corps exprimait quelque chose de lui. »1

Comme l’explique Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception), le corps est l’instrument par lequel l’homme est en prise avec le monde ; « je sens donc je suis », pourrait-on dire. Ce roman restaure cette idée et réhabilite la mort écartée de notre société (cimetières en périphérie des villes, loin, loin dans les campagnes), à égalité avec la vie. De la réalité crue et puissante se dégage la poésie de cette langue délicate qui trace subtilement les contours des personnages, des phrases qui effleurent pour aller au cœur des choses ; à l’essentiel. L’AMOUR.

Julie Rossello

Réparer les vivants

MAYLIS DE KERANGAL

Collection Verticales, Gallimard

Parution : 02-01-2014

1 P.269-270.

 

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